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DEL VAGO DELLA LUNA

La papouté a toujours entretenu un rapport privilégié avec l’art, avec une succession de mécènes enthousiastes. Qu’il s’agisse de patronage institutionnel ou privé, religieux ou laïque, l’art en général et la musique en particulier, sont des objets de pouvoir spirituels et temporels inscrits dans un contexte politique, social et religieux. Le rapport entre le mécène et l’artiste, qui a trop souvent été vu comme un rapport de protectorat mercantile, est une relation complexe et complémentaire entre un système de pouvoir qui se nourrit d’art autant que les artistes se nourrissent des exigences de leurs patrons en modelant leurs goûts.

Il suffit de penser aux gigantesques chantiers qui donnent un visage nouveau à la ville éternelle durant le XVIe et le XVIIe siècles : Michel-Ange réalisant les fresques de la chapelle Sixtine et le dôme de la nouvelle basilique de Saint-Pierre et Le Bernin parachevant la place un siècle plus tard par la colonnade symbolisant les deux bras de la chrétienté embrassant le monde, représentation symbolique du pouvoir papal. L’enjeu est particulièrement crucial à Rome, où le pouvoir est une dynastie non-héréditaire et par conséquent soumise à d’incessantes rivalités, conflits et intrigues. L’art, tout comme la diplomatie est un efficace moyen de mettre en place, par le biais de représentations symboliques, la domination d’une famille noble sur les autres. La musique est un élément constitutionnel des mises en scène élaborées afin de témoigner de la puissance tout autant que du goût des mécènes. Toutes les occasions sont prétexte à de pharaoniques représentations : les fêtes solennelles religieuses comme le carnaval, les mariages ou les funérailles, les visites diplomatiques au Saint-Siège, les béatifications ou les anniversaires, les processions et les exercices dévotionnels. Des fêtes théâtrales et fastueuses, quasi-identiques à l’église ou à l’opéra – si ce n’est le sujet traité – sont continuellement mises en scène, impliquant des machineries de théâtres, des feux d’artifices, des processions et des cortèges colossaux. S’il fut un ensemble musical qui témoigne par excellence de la munificience du pontificat, il faut citer en premier lieu le chÅ“ur de la chapelle Sixtine ainsi que celui de la chapelle Giulia de Saint-Pierre. Le premier chante a cappella et fait partie de la musique dite secrète du souverain pontife, soit sa musique privée, alors que le second est accompagné par des instruments et joue lors des exécutions solennelles, parmi lesquelles les plus somptueuses sont les Vêpres de Saint-Pierre et Saint-Paul (29 juin) et la fête de la Dédication de la basilique (18 novembre). Sous les grands papes comme Sixte V (1585-1590) et Paul V (1605-1621), ainsi que les patronages privés des cardinaux d’Este et Montalto, la musique s’inscrit dans un véritable programme politique, où le prestige est véhiculé par l’art.

 

Durant la Contre-Réforme, l’Etat pontifical bénéficie des réformes de Sixte V et Rome connaît un développement culturel extraordinaire : églises, palais et monastères sont construits ou restaurés, les confraternités religieuses et les académies foisonnent. Le Concile de Trente condamne l’usage de la musique destinée au seul plaisir et entreprend la réforme et l’uniformisation du bréviaire et du missel, dont se charge Palestrina dans un premier temps, puis ses successeurs, Anerio et Soriano. Toutefois, malgré sa méfiance envers une musique trop sensuelle, le concile encourage l’usage de la musique durant les cérémonies liturgiques afin de créer un état émotionnel propre à accueillir le message divin. La Curie est par ailleurs un des plus riches viviers de mécènes. Outre le Vatican, le mécénat religieux se propage avant tout par le biais des confraternités qui abondent à Rome, créant d’innombrables occasions de processions et d’exercices dévotionnels. Le mécénat musical se développe en particulier dans deux ordres issus de la Contre-Réforme : les Jésuites d’Ignace de Loyola et les Oratoriens de Saint-Philippe de Neri. Le but du chant est « d’émouvoir les chÅ“urs des frères jusqu’au larmes, plus que les paroles réussissent à émouvoir l’esprit Â». Dans ce but, ils établissent des séminaires et des collèges dans lesquels l’enseignement de la musique est indissociable de la pratique dévotionnelle. C’est le cas notamment dans le domaine paraliturgique avec les exercices spirituels, les productions dramatiques des collèges jésuites, les oratorios des Oratoriens ou les innombrables congrégations mariales. Giovanni Pierluigi da Palestrina, Tomas Luis de Victoria, Agostino Agazzari, Felice Anerio, Domenico Massenzio, Johann Hieronymus Kapsberger et Giacomo Carissimi ne sont que quelques-uns des nombreux musiciens ayant travaillé pour les Jésuites.

 

Le répertoire pratiqué s’étend du plainchant, la pratique improvisée du contrappunto alla mente, la polychoralité qui fait son apparition à Rome dès les années 1570 et, dans les sphères privées, la vogue du madrigal, qui traverse tout le XVIe siècle. Dans le domaine religieux, les madrigaux spirituels et les laudes accompagnent les dévotions pour les premiers, les processions pour les seconds. Les madrigaux spirituels sont un genre né de la Contre-Réforme ; ils sont destinés à une exécution privée, souvent par des amateurs éclairés, en particulier durant les périodes de Carême, ainsi que dans les académies ou à la cour. Ils sont plébiscités par les Jésuites ou les Oratoriens auxquels sont dédiés de nombreuses anthologies, signifiant par là que ceux-ci ont commissionné les volumes. Les laudes accompagnent les sermons, les processions, en particulier les grandes processions pénitentielles des flagellants depuis le Moyen-Age, où elles sont nées dans les ordres mendiants (Dominicains et Franciscains) en particulier à Florence. La musique accompagne le sermon de façon complémentaire pour créer chez les auditeurs un état dévotionnel favorisant la pénitence, la prière et la vénération mariale. Avec la musique polychorale du XVIe siècle, les confraternités cèdent au clergé de leur église l’organisation et le mécénat. Il ne peuvent se permettre de commissionner les coûteuses pratiques polychorales. Les textes cultivent une atmosphère de ténèbres, de secret de déni de soi par volonté d’identification avec la souffrance du Christ.

 

Si les Jésuites, fidèles à leur tradition conquérante, utilisent des mises en scène opératiques, avec un véritable teatro reconstruit devant l’autel pour les grandes célèbrations, les Oratoriens revendiquent l’usage de la musique, selon les paroles de Saint Philippe de Neri « pour attirer, par une douce illusion, les pécheurs aux exercices spirituels de l’Oratoire Â». A l’origine, l’Oratoire désigne le bâtiment construit par Borromini à côté de la Chiesa Nuova, dans lequel on pratique les dévotions, soit des laudes, des madrigaux spirituels puis des dialogues dramatiques, qui seront connus plus tardivement sous le noms d’oratorios, en référence au lieu où ils sont chantés. La période du Carême est particulièrement propice aux dévotions, les processions des Quarante-Heures symbolisant les heures du Christ passées au tombeau entre son ensevelissement et sa résurrection, sont l’occasions de somptueuses représentations. On donnait au Très-Saint-Crucifix-de-Saint-Marcel cinq oratorios successifs en exécutions polychorales avec des effectifs allant de deux à six chÅ“urs, chacun accompagnés par un orgue et un ensemble instrumental. C’est pour ce type de confraternités que Palestrina écrit de nombreuses litanies polychorales, des antiennes mariales et des psaumes. Il était lui-même membre de l’archiconfraternité de la Très-Sainte-Trinité-des-Pélerins. Parmi ses successeurs, Nanino en particulier bénéficie d’une réputation égale à celle de Palestrina et de Marenzio, non seulement en ce qui concerne la quantité des oeuvres qu’il publie mais également la qualité, en particulier dans le domaine du madrigal. Son infatigable activité pédagogique en fait l’un des professeurs les plus influents et les plus réputés de Rome à la fin du XVIe siècle. Soriano possède une maîtrise peu commune du contrepoint, comme en témoigne ses Canoni et oblighi (1610) jouant sur des artifices contrapuntiques complexes. Ses compositions polychorales pour les Vêpres de Saint Pierre sont des chefs d’œuvres qui jouent avec génie sur l’acoustique et l’espace de la basilique dans laquelle sont placés plusieurs chÅ“urs alternant des parties homophoniques à la texture pleine et les figurations polyphoniques.

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