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THE SILVER SWAN

La reyne, le cygne et le malcontent

The silver swan...

à l’approche de sa mort…

chante pour la première etla dernière fois…

Adieu mes joies ;

Ô Mort, viens fermer mes yeux

(Orlando Gibbons)

 

Bénéficiant d’une relative stabilité politique, l’Angleterre élizabéthaine souffre d’une épidémie de mélancolie, cultivée avec soin comme étant l’apanage des gens de goût. La triste contemplation de la mort et de la mutabilité tragique de la condition humaine afflige poètes, artistes et compositeurs. Après le règne brutal de Mary I (1516-1558) dite « Bloody Mary Â» pour sa propension à persécuter les protestants lui succède sa demi-sÅ“ur, la protestante Elizabeth I (1533-1603), surnommée «The Virgin Queen Â», car elle refuse obstinément de se marier ou « The Fairie Queen Â» en raison de son caractère neurotique, galant et charismatique. Elle vainc l’invincible Armada espagnole en 1588 et, grâce au trafic avec l’Atlantique, offre une période de prospérité économique à son pays. L’explorateur Walter Raleigh établit les premières colonies anglaises en Amérique du Nord : l’Etat de Virginie est ainsi nommé en l’honneur de la reine. Francis Drake est le premier Anglais à réaliser le tour du monde. Par opposition aux périodes précédentes entachées de guerres religieuses et suivantes qui verront la guerre civile entre le parlement et la monarchie, Elizabeth réussit à faire régner une certaine paix sociale par l’adoption de lois religieuses qui sont à l’origine de l’anglicanisme. Artistiquement c’est l’apogée de la Renaissance anglaise, tant dans le domaine des arts que celui de la pensée. Le nouveau théâtre de William Shakespeare côtoie les écrits de Christopher Marlowe et Ben Jonson ainsi que la philosophie de Francis Bacon. Mais une tristesse constante semble frapper la production artistique tout comme la société anglaise au tournant du XVIIe siècle. La mélancolie est à la mode : dans presque chaque pièce de théâtre apparaît une allégorie du mélancolique qu’il soit amoureux, intellectuel, fou, musicien ou poète. Connu en Angleterre sous le nom de ‘malcontent’, le mélancolique trouve une expression de choix dans le personnage d’Hamlet ou dans les Å“uvres de John Donne, empreintes de cette obsession désenchantée de la mort.

La musique n’échappe pas à ce culte de l’inconsolable, à commencer par les Å“uvres de John Dowland (1563-1626), inondées de larmes et de lamentations. Son motto était : Semper Dowland, semper dolens (toujours Dowland, toujours en souffrance) et témoigne d’une personnalité artistique mélancolique soigneusement construite et cultivée comme telle. Cet insurmontable chagrin s’exprime en premier lieu dans le répertoire vocal des ayres accompagnés, du madrigal et des Å“uvres purement instrumentales, en particulier les fantaisies, véhicules de l’imagination et de la virtuosité. William Byrd (1543-1623) donne ses lettres de noblesse au madrigal et à la musique de clavier anglaise en restant imperméable aux influences italiennes et dans une tradition résolument liée à l’esthétique de la Renaissance. Chez Dowland et les musiciens de la génération suivante, c’est la pavane qui devient la forme privilégiée pour exprimer la mélancolie dans le domaine instrumental. Dans ses Lachrymae or Seven Teares figured in Seven Passionate Pavans (1604), Dowland réalise la transition des pavanes dansées à une musique de danse stylisée, écrite dans un langage idiomatique pour le luth et un style résolument contrapuntique et virtuose. Le motif emblématique du lamento, construit sur le tétracorde descendant est omniprésent dans la musique de Dowland et est appelé « motif des larmes Â» par le compositeur. Le Capitaine Tobias Hume (1579-1645) est un soldat de métier qui compose deux importants livres pour la viole-lyre, qu’il revendique comme rival du luth pour exprimer les affects. Cet instrument est une basse de viole, parfois agrémentée de cordes sympathiques et utilisée uniquement en Angleterre. William Corkine (mentionné entre 1610 et 1617), est un musicien qui a joué aux côtés de Dowland et qui publie des recueils d’Ayres accompagnés par le même instrument.

Les incertitudes religieuses de l’époque et l’attention portée aux questions théologiques du péché, de la damnation et de la rédemption est sans doute une des causes de cette insurmontable mélancolie anglaise. La pensée éthique s’intéresse alors à domestiquer et à contrôler le désir humain et les émotions, qui étaient vues comme des maladies de l’âme. Le savant Richard Burton (1577-1640), dans sa monumentale Anatomie de la mélancolie (1621 pour la première édition) explore les causes, les effets et les remèdes de la mélancolie, en abordant tous les domaines de la connaissance, de la médecine à la philosophie et de la politique aux arts, dans l’optique d’étudier cette maladie du siècle dont il se déclare lui-même affligé. La théorie médicale antique considère le tempérament comme étant un état d’équilibre entre quatre humeurs : sang, phlegme, colère et bile. Les déséquilibres humoraux débrident les passions de façon incontrôlable et peuvent submerger la raison. La mélancolie (du grec melas : noir et kholê : bile) est un dérèglement du tempérament provoqué par un excès de bile noire. Traditionnellement elle est vue comme la conséquence de l’inassouvissable désir de l’homme pour ses origines célestes et révèle une intersection complexe entre l’âme et le corps. Les humanistes la voient comme l’abrogation de l’humanité essentielle à l’homme, alors que les Chrétiens la considèrent comme un des péchés capitaux. La psychologie morale de la Renaissance voit les émotions comme de dangereuses déviances mentales affectant puissamment l’esprit. Un traitement efficace doit à la fois soigner le corps et corriger l’esprit déviant ; il requiert, outre la pharmacopée de saignées ou herbes médicinales, sagesse, conseils et consolation. Une des innovations de Burton est d’attribuer également des causes politico-sociales à l’origine de la mélancolie, faisant de lui un précurseur de la psychologie moderne. Il considère la personnalité humaine dans le contexte de la création naturelle et dans le conditionnement des institutions sociales. Les remèdes les plus efficaces à la mélancolie sont le vin, le rire, la musique et une joyeuse compagnie : Musica est mentis medicina maestae (la musique est la médecine de l’âme affligée) nous dit Burton.

S’inspirant de l’Antiquité grecque et des théories néo-platoniciennes du philosophe et astrologue Marsile Ficin (1433-1499), du mage Corneille Agrippa (1486-1635) ou du poète et mathématicien Pontus de Tyard (ca. 1521-1605), il affirme que la mélancolie n’est ni statique ni complètement négative. Elle peut provoquer de curieuses aberrations mentales et mener à la folie, voire à la mort mais, lorsqu’elle est inspirée, elle est un véhicule engendrant des capacités intellectuelles magiques et admirables : mélancolie du génie, de l’amoureux ou du fou, chez lesquels la créativité et le dysfonctionnement humoral coexistent. Musique et mélancolie ont toujours été associées, en premier lieu parce que la musique est un principe actif provoquant des vibrations de l’air et produisant des effets sur le corps et les passions, par le biais du nombre, du rythme et du mode. L’artiste mélancolique, guidé par l’inspiration divine et les influences planétaires peut transcender la condition humaine. Agissant comme un medium, il peut à son tour transporter l’auditeur dans le ravissement et la contemplation du divin. Par le biais de la musique, l’homme est capable de parvenir à un état d’union mystique avec le spiritus mundi qui anime le monde, en libérant l’esprit du monde des objets sensibles.

Il existe un lien inséparable entre l’amour, la musique et la mélancolie. D’après Ficin, l’amour est « le maître et le gouverneur de tous les arts Â». Déclenché par le sens de la vue, l’organe le plus divin, l’amour est solidifié et magnifié par l’ouïe. Le pouvoir magique de la musique, tout comme celui de l’amour, fait appel à l’imagination et la mémoire. La musique, en tant qu’art des sens, mène à la transgression, à la corruption de la conscience ainsi qu’à celle du corps et de l’esprit. Mais le lien entre musique et érotisme sublime la notion de réprobation chrétienne du péché. Burton consacre d’ailleurs toute la troisième partie de son Anatomie à la forme la plus complexe et irrationnelle de cette maladie de l’esprit : la mélancolie de l’amour profane ou sacré (love-sickness). Sur le fronstispice de l’ouvrage figure, parmi d’autres emblèmes de la mélancolie, celui de l’Inamorato (l’Amoureux) représenté avec un luth, instrument associé par excellence à la mélancolie. C’est l’instrument sur lequel s’accompagne Ficin pour ses chants talismaniques et c’est l’instrument de Dowland. Les pouvoirs de la musique permettent de délier les liens entre les sentiments et la spiritualité, passant du ravissement de l’oreille aux extases de l’amour. La musique est capable de pénétrer dans un corps non-vigilant, c’est-à-dire submergé par les passions et elle peut provoquer la dissolution des limites entre le terrestre et le fantastique, le temporel et l’éternel, l’amour et la mort. Burton nous enseigne que la maladie d’amour peut être positive, permettant d’atteindre un état de grâce inspiré chez les amants ou négative, provoquant une rupture violente, sauvage et incontrôlée de la psyché, provoquant souvent la jalousie. Cette passion provient du soupçon et peut engendrer la haine, la frénésie, la folie, la blessure, le meurtre, le désespoir, voire la mort par mélancolie. Au contraire, le véritable amoureux est élevé à un statut privilégié de mélancolie extatique, comme le mystique. Tous deux poursuivent un objet perpétuellement perdu.

Aux côtés de l’Amoureux, figure également la Jalousie sur le frontispice de l’Anatomie, associée à divers animaux réputés jaloux, dont le cygne. Cet oiseau, consacré à Apollon, renvoie à un principe divin et divinatoire, tout comme le mélancolique inspiré. Il fait naître les rêves et est le chantre du poète, du rêveur ou du mystique. Il est aussi un symbole alchimique de l'Initié qui, par le pouvoir développé en lui, est capable de s'élever vers un monde subliminé. Enfin, il est un des emblèmes de la mélancolie et de l’amour et renvoie à la mythologie grecque : Zeus se transforme en cygne pour séduire Leda. En musique, le cygne est aussi le sujet d’un des plus célèbres madrigaux italiens : Il dolce e bianco cigno (Premier livre de madrigaux, 1539) de Jacques Arcadelt (ca.1507- 1568), dont le thème est la mélancolie d’amour exprimée par le chant du cygne. Ce madrigal  bénéficie d’une diffusion extraordinaire, sous forme de rééditions, anthologies ou arrangements pour différents instruments, en particulier pour voix et luth. Orazio Vecchi (1550-1605) réalise une nouvelle version basée sur le même poème, qui présente des similarités musicales. Orlando Gibbons utilise le même thème dans son madrigal The Silver Swan. C’est une des Å“uvres qui contribue à la popularité du genre non seulement en Italie mais surtout à l’étranger. Avec le madrigal expressionniste italien dans les années 1580, se développe un intérêt nouveau pour le pictorialisme mais surtout pour le développement de nouvelles techniques musicales permettant d’exprimer les affects. Thomas Morley (1557/8-1602), compositeur et théoricien anglais est un ardent propagateur de la musique italienne. Dans son traité, A Plain and Easie Introduction to Practicall Musicke, dédié à son maître William Byrd, il affirme, sur la base des autorités platoniciennes, que «la musique est simplement une science s’occupant des choses de l’amour par l’harmonie et le rythme». Il offre en outre des indications précises sur les moyens d’exprimer les passions. Par exemple, «pour exprimer une passion lamentable, les voix doivent procéder par demi-tons, tierces et sixtes mineures et sixtes mineures» et salue la mélancolie comme une «passion pleine de délices». A une époque où les compositeurs s’intéressent de plus en plus à une rhétorique des affects, les émotions désespérées comme le chagrin, la mélancolie ou le désespoir sont cultivées car elles offrent aux compositeurs un véhicule de choix pour l’expression des passions.

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