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THE ANATOMY OF MELANCHOLY

                

 

En 1604, sous le titre Lachrimae or seaven teares figured in seaven passionates pauans... set for the Lute, Viols, or Violons by Iohn Dowland, paraît à Londres une des pages les plus suggestives de la littérature mélancolique anglaise. Les sept pavanes que Dowland présente constituent, comme il le dit lui-même dans le frontispice de l’édition, une longue méditation sur la douleur.

 

Les éléments musicaux que Dowland utilise dans le cycle des Lachrimae sont multiples et parfaitement adaptés à l’idée que le musicien se propose de représenter. Si l’on analyse, tout d’abord, le choix de la pavane dans le contexte de la production anglaise contemporaine, deux points, essentiellement, sont à mettre en évidence. En premier lieu, il est clair que dès le début du XVIe siècle, la pavane constitue un genre instrumental indépendant de la pratique du ballet, même si elle en conserve le schéma fondamental de danse tripartite, articulée en phrases musicales d’une durée de quatre mesures. En outre, dans sa nouvelle réalité de genre instrumental, elle se caractérise par son mouvement tardo e lento, comme étant le moment expressif de la "suite". Affetti et effetti contaminent la marche sobre de ses lignes mélodiques et ouvrent la route aux expériences les plus avant‑gardistes des compositeurs anglais du XVIe siècle.

 

Dans ce cadre, il paraît évident que le choix de la pavane a dû sembler logique à un Dowland désireux de créer un cycle instrumental sur la douleur. Le langage musical qu’il emploie est extrêmement complexe. Les Lachrimae naissent toutes des transformations d’un même incipit mélodique. Le tétracorde descendant qui leur sert de motif, voire même de signature, est composé dans ce que la grammaire musicale du XVIe siècle considère comme le mode emblématique de la Mélancholie : le phrygien. À cette époque, le motif qui introduit les Lachrimae a déjà une longue histoire. Il figure dans un grand nombre de chansons franco-flamandes, puis on retrouve son écho dans le Lamento d’Orfeo de Poliziano mis en musique par Costanzo Festa, Francesco Layolle, Philippe Verdelot et Matteo Rampollini. Enfin, traité en ostinato, il servira de véhicule aux pages plus sombres de l’Opéra baroque naissant.

 

Chaque pavane se divise en trois parties: la première et la troisième finissent sur un "accord" de la mineur, la deuxième en mi majeur. Au thème qui sert de fil conducteur à tout le cycle des Lachrimae répond une clausule qui vient achever chacune des sections, et qui est toujours confiée au luth. En fait, tous les éléments que Dowland réunit reviennent de manière obsessionnelle : le thème sept fois, les conclusions au luth et les harmonies vingt et une fois, et n’oublions pas qu’au terme de chaque partie, nous trouvons encore le signe de la reprise. En pratique, la douleur dont Dowland veut nous parler, est prisonnière d’un cercle vicieux d’éléments qui la reconduisent toujours à son origine. Ainsi, comme une obsession qui chaque fois s’enrichit de nuances et de complications toujours nouvelles, dans les retours de Dowland, le matériau sonore subit-il des métamorphoses infimes, mais infinies. La douleur est ancrée au plus profond de la conscience et depuis ces profondeurs, elle l’agite. La suprématie des deux voix du cantus est toujours plus perturbée par les turbulences des trois voix graves. Dans leur développement, les Lachrimae se chargent progressivement des attributs d’une gravitas fatale et la récurrence perpétuelle des éléments déjà décrits nous conduit, au terme de la composition, à une suspension harmonique infiniment longue. Ici, le tissu musical semble se dissoudre, s’anéantir, s’enliser et se réduire à une immobilité muette : dans l’expérience douloureuse, c’est le silence de l’impuissance humaine qui parle.

 

À l’encre noire de la mélancolie de Dowland, nous avons associé le mirabila harmoniques du stile fantastico italien. Comme celui de maniérisme, ce terme a fait son entrée depuis peu dans le jargon musicologique. La seule occurrance lexicographique figure chez Athanase Kircher, qui, dans sa Misurgia Universalis, en fait usage pour désigner les pièces instrumentales à caractère improvisé, libre de toute périodicité métrique (solutae), mais aussi des compositions riches en artifices contrapuntiques. Le Stile Fantastico, donc, privilégie les formes musicales liées à l’improvisation, telles que le prélude et la toccata, ou le ricercare et la fantaisie, ces styles généralment privés de toute coercition structurelle.

 

L’écriture musicale fantastica mûrit à l’intérieur de la crise du système modal. Les compositeurs de la Renaissance, avec le madrigal déjà, furent obligés à une réflexion aiguë sur l’équilibre entre parole et musique. La suprématie du texte, la création de figurae et de modules qui puissent le représenter dans sa complexité, contraignirent les auteurs à revoir, au moins partiellement, la pratique même de la composition. Expressionisme désarticulé et instabilité harmonique, constituent les éléments musicaux de cette nouvelle tendance. Avec le madrigal, nous pouvons affirmer que les rives entre lesquelles coulait le flot des idées musicales, canalisé par la modalité et le contrepoint ordinaire, se sont effondrées.

 

Le Stile Fantastico prend sa source dans la nouvelle grammaire musicale du madrigal. La cohabitation dans la même composition de modes contrastants (commixtio modi), la déviation en clausules étrangères au mode, les surprises harmoniques imprévues et sans lendemain, le chromatisme, les fausses relations sont les points saillants des la littérature musicale du genere fantastico.

 

Roberto Festa

Traduction : Yaël Torelle

 

 

 

Sur la Mélancolie

 

Mélancolie : bile noire, terme issu du grec melankholia ; de melas -anos, noir, et kholê, bile. Au propre, dans le système qui a dominé l'histoire de la pensée médicale depuis la basse Antiquité jusqu'au XIXe siècle, la mélancolie est avant tout une humeur, c'est-à-dire une substance active aux propriétés bien définies, qui est au tempérament ce que la terre est à la physique des quatre éléments. Le terme désigne ensuite l'un des quatre tempéraments (colérique, sanguin, flegmatique et mélancolique), terme équivoque qui entretient durant des siècles une confusion féconde entre musique, théorie des passions et composition musicale. Mêlée en proportions variables au sang, au flegme et à la bile jaune, elle contrôle la santé et détermine les caractères de tous les êtres. La physique antique pense le caractère d'une chose sous la forme d'un concours d'éléments aux qualités rivales. Le sang est chaud et humide, la bile jaune chaude et sèche, le flegme froid et humide, la bile noire froide et sèche. Les humeurs opèrent comme des puissances rivales : lorsqu'elles se heurtent à l'action d'une substance antagoniste, elles agissent avec modération, préservant la santé et l'équilibre ; mais plus elles sont pures, plus elles agissent avec efficacité. Si l'égalité des droits (isonomia) entre les qualités de l'humide, du sec, du froid, du chaud, de l'amer et du doux préserve la santé, la prépondérance de l'une d'entre elles produit une modulation temporaire de l'équilibre psychique et somatique, cause de maladies et, parfois, d'états psychiques exorbitants. La colère n'est alors que l'expression somatique d'un excès de la bile jaune et la dépression, la conséquence d'une excroissance de la bile noire. Dans leur génération, passions et caractères suivent un modèle logique classique, que la théorie musicale partage depuis les temps plus reculés avec la médecine et la physique des éléments : la dialectique du Même et de l'Autre. Le Même assimile, concilie, relie les contraires en un tout consonant ; il a le pouvoir de rendre les choses identiques les unes aux autres, de les mêler, de faire disparaître leurs différences. Si son action n'était pas balancée par un principe de désordre, tous les individus se ressembleraient comme deux gouttes d'eaux et la vie de l'esprit se réduirait à une morne et interminable égalité de l'âme, sorte de degré zéro apathique. Ennemi de toute limite, l'Autre flatte la particularité irréductible des parties ; il les différencie en les encourageant à s'émanciper du  système ; il maintient les choses en leur isolement, il enferme chaque espèce dans sa différence obstinée à persévérer en ce qu'elle est. Dans le domaine sonore, il génère la dissonance, opposant de manière conflictuelle les extrêmes des intervalles et dans le tempérament, il cause excès et excroissances qui induisent passions et états d'âme contraires.

Si les états psychiques produits par une humeur constituent en soi une anomalie concevable en termes de "dissonance", les altérations produites par la mélancolie supposent une  double dissonance. Alors que les autres humeurs s'accompagnent d'un degré relativement constant de sécheresse et de température, l'humeur noire est une substance active particulièrement instable du point de vue dynamique, que la tradition compare tantôt à l'eau de vie, tantôt au vin ou au fer. Elle produit des esprits particulièrement subtils, mouvants et inflammables, analogues aux vapeurs alcooliques. Lorsqu'ils brûlent, ils montent au cerveau, embrasent l'imagination, multiplient les opérations de l'intellect, produisant un état de délire temporaire accompagné des manières d'être les plus variées, qui rendent les hommes délirants ou apathiques, gais ou tristes, taciturnes ou  loquaces, exaltés, poltrons, téméraires, stupides ou géniaux. Cependant, l'ardeur  est éphémère : après le feu, la mélancolie refroidit, plongeant la fantaisie dans un état d'extrême abattement. Dûment tempérée par le sang et la pituite, elle est semblable au fer incandescent : elle conserve longtemps la chaleur assurant à l'artiste un travail prolongé sous l'emprise de l' enthousiasme.

À l'auteur du Problème XXX attribué à Aristote – le texte fondateur de cette tradition – la qualité extrême de l'humeur mélancolique permet d'expliquer la répartition inégale du don de l'intelligence chez les humains : Pourquoi tous les hommes qui furent exceptionnels en philosophie, en politique, en poésie ou dans les arts étaient-ils manifestement mélancoliques ?

Vers la fin du XVe siècle, après une période de torpeur relative, la thèse suivant laquelle toute forme de génie s'accompagne inéluctablement d'un déséquilibre mental obtiendra une résonance toute nouvelle grâce aux écrits de celui que P.O. Kristeller a défini comme le penseur le plus représentatif de la Renaissance : Marsile Ficin. Philosophe helléniste, éditeur et traducteur de Platon, médecin personnel des Médicis, Ficin impose aux milieux académiques une notion décisive pour la théorie des arts : l'inspiration. À l'artiste qui procède par la science et l'étude, les académies opposeront l'esprit divin doué et dépressif, créant dans un état de grâce â€“ l'intellect agité et ébranlé par une énergie interne, cachée, qui s'appelle fureur. En même temps, Ficin renoue avec les doctrines antiques sur la valeur thérapeutique de la musique dans le traitement des dépressions. Ennemie de toute médiocrité, la mélancolie est aussi une dissonance de l'âme partagée en des états inconciliables ; elle croît et s'épanouit dans le plus parfait mépris des lois du juste milieu, mais trouve dans l'harmonie musicale, qui accorde et tempère, son plus puissant antidote. Musicien autodidacte instruit par le Ciel, Ficin, est aussi l'un des premiers auteurs de la Modernité à tenter de retrouver le pouvoir légendaire qu'avait la musique grecque de moduler ad libitum les états d'âme. Dans son De vita triplici – ouvrage consacré à la manière de préserver la santé mentale des hommes de lettres – gammes et intervalles disputent leur action psychotrope aux remèdes magiques, sympathiques et astrologiques. Le mot mélancolie assume alors une troisième signification, désignant, lorsque les mouvements de la fantaisie troublée prennent corps dans l'ossature de la composition musicale, l'une des qualités affectives dont la psychologie de la Renaissance aime à revêtir les éléments de la grammaire musicale. Néoplatonicienne ou laïque, cette psychologie est formelle : le tempérament parle. Comme l'imagination de la mère qui peut former l'embryon par la seule pensée, l'âme de l'artiste conçoit une image abstraite du contrepoint, qui migre dans la mélodie, véhiculant l'âme du chanteur et de l'instrumentiste dans la fantaisie de l'auditeur. Engagé dans la matière, l'affect est alors une valeur psychique tangible, voire même quantifiable, entourant, tel un corps subtil, l'âme de la composition musicale. Fidèle à l'étymologie du mot mélodie – qui renvoie  aux membres anatomiques (en grec mèlos) des êtres vivants – Ficin regarde en effet le contrepoint comme un être aérien, animé par une vie autonome, sorte d'homuncule doté de toutes le facultés des êtres vivants : une respiration, un tempérament et une gamme variable de caractères spécifiques, actifs physiquement. Le contrepoint est l'harmonie résultant du mélange des quatre éléments en proportions variables ; schématiquement, on peut ainsi montrer les correspondances suivantes :

 

Tessiture

Élément

Humeur

Tempérament

 

 

 

 

Soprano

feu

bile jaune

colérique

Alto

air

sang

sanguin

Ténor

eau

flegme

flegmatique

Basse

terre

bile noire

mélancolique

 

Il s'agit d'une thèse placée sous la tutelle de la caractérologie antique, selon laquelle, si le colérique élève le ton de la voix, le mélancolique parle gravement. Ainsi la Renaissance n'hésitera pas à attribuer un caractère déprimé aux modes logés dans le registre grave. Il en va de même pour les mouvement du dièse, qui transposent modes et mélodies vers l'aigu, et du bémol, qui les entraîne vers le grave. L'encre noire de la musique est la dissonance sous toutes ses formes, épisodique ou architecturale. Dans un passage de son De Vita, où il pousse la métaphore de l'âme-harmonie au point de fixer mathématiquement les proportions du tempérament mélancolique, Ficin prévoit le dosage des humeurs selon un modèle numérique auxquel les mathématiques pythagoriciennes accordent un rôle important dans la métamorphose déformante des consonances. Le célèbre Zarlino pourra plus tard affirmer que le caractère plaintif des intervalles augmente en fonction de la complexité de leur rapport générateur, selon une thèse que le Père Mersenne, en 1636, formule en ces termes :

Les demi‑tons et les dièses représentent  les pleurs et les gémissements à raison de leurs petits intervalles qui signifient la faiblesse, car les petits intervalles qui se font en montant ou en descendant sont sembables aux enfans, aux vieillards et à ceux qui reviennent d'une longue maladie, qui ne peuvent cheminer à grands pas et qui font peu de chemin en beaucoup de temps.

La musique de Saturne, astre du malheur quodammodo dissonum, se complaira dans l'incommensurable, la dichotomie et la tension irrésolue des éléments incompatibles. Lors de l'essor du madrigal expressionniste, elle prendra corps dans des structures modales monstrueuses, composées à partir de membres sans tête, semblables aux monstres générés sous le règne de la Haine dans la fantaisie d'Empédocle ; ou encore, comme l'affirmera le Tasse, poète divin et atrabilaire, dans des corps aux membres dissonants, comme la Chimère ou l'Hydre aux mille têtes.

 

Brenno Boccadoro, Universté de Geneve

 

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