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CYPRIEN DE RORE (1515 -1565)

Donner l'âme aux paroles

 

 

« Le fondement essentiel sur lequel s'appuiera le compositeur sera qu'il considérera ce sur quoi il voudra édifier sa composition, selon les paroles ecclésiastiques ou d'autres sujet, et le fondement de cet édifice consistera dans le choix d'un ton ou d'un mode qui sera proportionné aux paroles ou à d'autres fantaisies et sur cette base il prendra les mesures judicieuses. Il tirera les lignes des quartes et des quintes de ce même ton, lesquelles lignes seront les piliers qui charpenteront l'édifice de la composition. A l'instar de l'architecte qui mêle judicieusement dans sa construction différents ornements mutuellement compatibles, ainsi en est-il du compositeur de musique lequel, grâce à son art, peut réaliser différents mélanges de quartes et de quintes appartenant à d'autres modes et par différents degrés orner la composition de manière proportionnée aux effets des consonances appliquées aux paroles.

 

Lorsqu'il composera des oeuvres religieuses qui demandent les réponses du choeur ou de l'orgue, tels que messes, psaumes, hymnes, il veillera à respecter l'essence du ton. Pour les pièces profanes, qui permettent en toute diversité de traiter moultes passions différentes, tels sonnets, madrigaux ou canzoni, qui commencent par exprimer leurs passions dans l'allégresse, et qui s'achèvent dans la tristesse et la mort, sur cela le compositeur pourra quitter l'ordre du mode pour rentrer dans un autre, car il n'aura pas obligation de répondre au ton d'aucun choeur, mais n'aura d'autre obligation que de donner âme à ces paroles et, par l'harmonie, d'exprimer ces passions tantôt âpres, tantôt douces, tantôt joyeuses, tantôt tristes selon le sujet».[1]

C’est ainsi que Nicola Vicentino (1511-1576), madrigaliste et théoricien italien, décrit la technique de la déviation modale (commixtio modi): l’art de se soustraire à la gravitation d’un mode pour des raisons expressives. Elève d’Adrien Willaert, camarade de classe du divin Cyprien de Rore, il représente l’un des premiers produits locaux de ce phénomène de fécondation mutuelle qu’aura été la diaspora franco-flamande en Italie. Déformés par une optique maniériste souvent violente et désarticulée, ses madrigaux incarnent les mêmes idéaux expressionnistes de l’ Â« avant-garde Â» fin de siècle ou seconda prattica, qui est au coeur du concert de ce soir. Quant à son ouvrage théorique - L’antica musica ridotta alla moderna prattica ( Rome 1555), il fera la joie des musicologues, constituant la tentative la plus compétente, avant le traité de contrepoint de Vincenzo Galilei, de rendre compte rationnellement des nouveaux moyens expressifs.

Comme l’indique le programme affiché dans le titre, le cadre épistémologique reste celui d’un « retour à l’antique Â» très humaniste et très académicien, à savoir une recherche quasi obsessionnelle de retrouver le pouvoir psychique de la musique grecque, légendaire à cause de sa capacité de moduler les affects de l’auditeur avec l’efficacité d’une puissance psychotrope. Bien entendu la musique grecque est morte et enterrée : elle s’évapore le jour même de sa naissance sur le marbre des théâtres antiques. Mais l’Antiquité, pythagoricienne ou athée, regarde la musique comme un être vivant, et son «âme», sa dimension intellectuelle, psychique et mathématique, survit à ses dépouilles, survolant indemne plus de vingt siècles de théorie musicale. Son sang, soyons francs, avait cessé de circuler, coagulé comme une  relique par le constructivisme mathématique très abstrait d’une certaine polyphonie. Mais dès 1550, il recommence à bouillir, grâce aux soins d’une nouvelle génération de compositeurs nerveux, mélancoliques et géniaux, lesquels, forts d’une nouvelle pharmacopée musicale, multiplient par dix les vertus efficaces de tous les ingrédients de l’écriture : dissonances, modulations déviantes, fausses relations et vertiges chromatiques de toutes sortes, tout est permis au nom de l’expression du texte. Certes, l’âme de la musique grecque renaît dans un réceptacle sonore qui n’a plus rien en commun avec la musique antique. Mais en ce qui concerne ses affects, le madrigal parle la même langue que son modèle antique, le même « grec Â» que musique et  médecine apprennent en commun dans leur enfance.

On imagine mal, de nos jours, jusqu’à quel point la Renaissance a conduit ce parallélisme. Son dénominateur commun a été la théorie de l’harmonie universelle, à savoir l’idée d’un rapport de consonance, d’affinité ou de convenientia, établi par cette doctrine entre l’équilibre des quatre humeurs et la mixtion de l’aigu et du grave dans le corps de la mélodie. L’équation est réciproque: la Renaissance peut la parcourir dans les deux sens, attribuant les qualités de l’harmonie musicale au tempérament et les qualités du tempérament à l’harmonie musicale. Ainsi, aux théoriciens du contrepoint, il sera donné d’incarner les affects dans les éléments de l’écriture, tandis que les tenants de la médecine galénique pourront s’amuser à calculer la proportion musicale du tempérament. Ficin, le penseur le plus représentatif de la Renaissance, est l’un des premiers auteurs modernes à soutenir que, comme l’imagination de la mère peut façonner l’embryon, l’esprit du chanteur peut concevoir une forme, « migrer Â» dans la mélodie pour communiquer son caractère au rythme et aux inflexions de la voix, déterminant le choix des intervalles, l’articulation des parties et l’affect général de la composition. Esprit vital incarné dans le son, le contrepoint est alors « un animal aérien et rationnel Â», sorte de double psychique du moi, pourvu d’un « corps Â» et d’une « Ã¢me Â», d’une ossature modale, d’un système nerveux de relations numériques, d’une dimension spirituelle, fantastique, rationnelle et intellective. Et la boucle est bouclée lorsqu’une étude de vocabulaire enseigne qu'en grec ancien la racine du mot melos, «mélodie», peut renvoyer aux « membres anatomiques des animaux Â» : phalanges, phalangettes, bras et avant-bras qui s'articulent dans le système osseux comme les sons se combinent dans les intervalles, les intervalles dans les modes, les modes dans la mélodie.

D’où une conception « Ã©lémentaire Â» de l’écriture. Le contrepoint dispose d’une matière de quatre humeurs. La basse répond à la bile noire et à la mélancolie, le ténor au flegme, l’alto au sang et le soprano au feu. Tout le monde s’accorde là-dessus, de Ficin à Galilei, en passant par Glaréan, Zarlino, Artusi et même Monteverdi. Les modes sont aigus ou graves, tristes ou joyeux. Et on définira autant d’affects que d’éléments d’écriture à mêler dans le madrigal comme les ingrédients dans un médicament: affects modérés ou extrêmes, simples ou mixtes, consonants, dissonants, aigus (fureur, colère) ou graves et relâchés (mélancolie).

Le véritable génie consiste dans l’art du dosage que dicte l’instinct, comme dans l’art culinaire. Qu’il s’agisse d’intervalles ou de structures syntaxiques plus complexes, la détermination de l’affect suit un principe ancestral, un principe que la musique partage avec la médecine humorale depuis ses origines communes dans le pythagorisme antique: l’idée que l’équilibre des forces en conflit génère l’apathie, tandis que l’excès et le défaut produisent un éventail d’affects variés plus ou moins pathogènes. Ainsi, les mathématiciens de l’harmonie peuvent qualifier de pathétiques, vaghi e leggiadri, les intervalles produits par les rapports plus complexes. Les intervalles majeurs sont joyeux; ceux qui renferment un demi-ton, comme la tierce et la sixte mineure, sont tristes ; tandis que les demi-tons isolés et les quarts de tons représentent l’encre noire de la musique. Le principe de cet amalgame fécond entre pathos et dissonance s’applique tout aussi bien à la mixtion des deux extrêmes d’un intervalle, qu’à celle des quartes et des quintes dans le mode ou à celle des modes entre eux. Et c’est là la signification profonde des remarques de Vicentino : après celle de la joie, l’évocation du deuil et des passions mortifères comportera une déviation dans l’ordre de la mélodie à la mesure des dissonances produites dans l’âme par l’humeur noire en excès. Et l’énergie de l’affect sera directement proportionnelle à la difformité de la relation établie par les contraires. D’où la métaphore du compas : pour donner l’ Â« Ã¢me au texte Â», le musicien doublera la ponctuation et l’emphase rhétorique du texte d’une constellation de cadences plus ou moins dissidentes du point de vue mathématique  par rapport au pouvoir gravitationnel de la finale du mode.

Tout le reste est un problème de linguistique, voire d’art poétique, selon les usages du temps. La parole est la «puissance rationnelle Â» de la polyphonie ; son « Ã©corce Â» sonore est son « corps Â». Puisque l’âme s’exprime dans le corps pour déterminer la physionomie, il convient que l’harmonie du madrigal se déforme en fonction des concepts représentés par le texte. La question est alors de savoir dans quelle mesure le corps sonore  du contrepoint est porteur du sens de la chose représentée. Dans quelle mesure les signes communiquent-ils  avec leur contenu intelligible ? L’Idée peut-elle être image sonore ? C’est dans la théorie des symboles et des devises que le maniérisme trouve la réponse. L’idée à retenir est qu’aucun sens universel ne peut être exprimé autrement que par une figure qui le voile en le révélant. Ainsi, le madrigal se réduit presque toujours à l'illustration d’une métaphore, voire d’une hypotypose, où le signe s’accorde avec son essence intelligible, le mot avec la chose représentée conformément à l’enseignement de Platon dans le Cratyle. La figure du discours est à l'origine un revêtement de la pensée  avant l'expression (gr. schema, figure corporelle), image à la fois discursive et capable de représentations visuelles. Et le madrigal l’est davantage par l’écorce sonore qui l’enrobe. Image-pensée remplaçant un « concept, ombré par l’esprit de sa pensée Â» (Capaccio), l’image-son est alors une devise en mouvement dans le temps, une figure mouvante analogue à un mouvement de l’âme : signe magique ou expressif, charme évocateur ou affect incarné. Tous ces discours, bien oiseux en apparence, touchent en réalité au point central des préoccupations esthétiques du maniérisme : l’expression. C’est vers ce point que converge en ces années toute l’esthétique musicale par l’intermédiaire des disciplines gravitant dans son orbite la plus proche : les arts poétiques, la rhétorique, la logique et, dans en un sens, les  théories sur l’âme.

 

Brenno Boccadoro, université de Genève 

 

 


 

[1] N. Vicentino, L'antica musica ridotta alla moderna prattica, III, 15, pp. 47-48.

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