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DELIZIE NAPOLETANE OU LOUANGE DE LA VILLANELLE

Le terme villanella n'est guère traduisible en français... Littéralement, il signifie à peu près "jeune villageoise" ou "jeune paysanne". Poétiquement, il induit une redoutable polysémie. À la fois icône de la femme idéale, représentation de la vie simple, pure, intacte, préservée (on pourrait aligner les qualificatifs à l'infini...) des campagnes - en opposition diamétrale avec celle des villes, pleine d'insupportables sophistications, chargée de souillures, riche de mensonges, de tromperies, de désillusions - et marque appuyée de la nostalgie que l'homme de la Renaissance ne cesse d'éprouver pour l'âme antique, la villanella est autant une personne qu'un concept, une épiphanie, peut-être (mutatis mutandis), de la Dame des troubadours.

 

Laudes de la villanelle est une promenade dans le Jardin des Délices, au cœur des secrets et des enchantements de son intimité. Le jardin est à la fois lieu et parcours, où se succèdent, ainsi que des stations idéales, une série d'étapes nécessaires et fatales. Lieu solitaire, espace contemplatif à partager avec le chant des oiseaux, et les fontaines dont le soleil a doré les eaux. Lieu idéal, aussi, pour chanter les amours jamais déclarées, les espoirs, les vaines attentes et les désillusions; espace privilégié, enfin, des rencontres les plus secrètes et des plus sincères sérénades.

 

"Au jardin s'en vient la villanella" - je cite le texte d'une chanson - la Dame, symbole de l'amour le plus pur, d'une pureté égale à l'eau contenue dans la cruche qui danse, aérienne, sur sa tête; symbole d'un amour qui ne vaut ni or ni argent, mais rouges cerises et pêches parfumées.

Villanella, heureuse enfant de l'innocence, combien de sérénades ta fenêtre a-t-elle entendues? Combien de cœurs ton silence a-t-il brisés? Et les espoirs, combien de nuits ont-ils patienté?

Sur l'origine de la villanelle

 

24 octobre 1537: une comète traversant le firmament de l'histoire de la musique annonce la naissance d'un genre nouveau:

la canzone napoletana.

Notre programme célèbre la première anthologie de chansons napolitaines (Canzoni Villanesche alla Napolitana : Johannes de Colonia, Napoli 1537), prémices d'un genre qui n'a jamais cessé d'exister, et d'un style qui se voudrait né sous le signe de la spontanéité d'un peuple instruit par le chant des sirènes homériques.

 

Je n'ai jamais réussi à découvrir si le jour de la publication de notre anthologie correspond à la célébration d'un événement particulier dans la cité. Cela dit, les genres musicaux dont on peut célébrer l'anniversaire ne sont pas nombreux: se souvient-on de la première frottola, ou du premier madrigal?

L'éditeur de ce premier livre de chansons est un mystère absolu. Il n'existe aucune publication, ni antérieure ni postérieure, de Johannes de Colonia, et il todescho n'apparaît dans aucun registre de congrégations des Arts et Métiers de l'époque. Paraphrasant Calvino, pourrions-nous parler de lui comme de "l'Éditeur inexistant"?

L'anthologie ne contient que des chansons d'auteurs anonymes. Il est indubitable que l'éditeur, en agissant ainsi, ait voulu nous dire ou nous faire croire qu'il a puisé au réservoir ancestral de la tradition. Mais peut-on vraiment imaginer un Colonia notant diligemment sur son calepin les chansons qu'il entend dans les rues de Naples, en précurseur de Bártok ou de Kodaly?

 

Villanesca est un terme, nous l'avons vu, qui parle du peuple élu par les sirènes et leur chant - en même temps, qu'il est le terme par lequel seront justifiées les anomalies structurelles d'un style qui s'impose en vertu d'une morphologie musicale et d'un instrumentarium sui generis.

 

Les anomalies :

- Le frontispice des parties de superius, tenor et bassus de l'édition de Colonia représente trois paysans, trois hommes, qui allègent par leur chant les fatigues du travail aux champs. De même, la poésie, les textes des chansons, parlent avant tout au masculin, inaugurant le répertoire d'images et de lieux qui alimentera la chanson napolitaine jusqu'à nos jours: la sérénade, les ragots d'une vieille commère, les métaphores élégantes de textes licencieux, le mal d'amour et la solitude.

Cependant, quand on observe les tessitures des chansons, on est surpris de voir qu'elles requièrent un ensemble formé de deux soprani et d'un alto, un groupe vocal, en somme, féminin.

Pourquoi les notes, les tessitures des chansons ne parlent-elles pas la même langue que l'iconographie et la poésie?

- Les voix procèdent souvent par triades parallèles, conservant leur position fondamentale et produisant, à l'encontre de toute règle de grammaire musicale, des mouvement de quintes tout à fait prohibées.

- La théorie de la Renaissance veut que chaque voix ait des mouvements et des fonctions spécifiques. Dans la villanesca, le superius se comporte comme le fait un tenor dans le contrepoint ordinaire, et le tenor, comme un superius.

- L'ensemble vocal napolitain comporte trois voix, à une époque où le quatuor est considéré comme le symbole de la perfection.

 

Pour conclure - une réflexion sur le calascione, l'instrument-roi de l'accompagnement de la villanesca. À Naples, des hectolitres d'encre ont coulé à sa louange. Célébré dans les chansons comme dans les vers des poètes, par les chroniqueurs et par les voyageurs, le calascione (également appelé colascione ou tiorba a taccone) est, apparemment, un instrument qui arrive à Naples depuis le Proche-Orient, ou depuis les côtes Maures de l'Afrique du Nord. Dans un ouvrage célèbre du XVIe siècle, il est appelé colascione turchesco et de fait, il ressemble beaucoup au saz: trois doubles cordes, un manche droit et très allongé, une caisse de résonnance en forme de goutte, qui fait penser à celle de la mandoline. Mais Naples, au XVIe siècle, est une vice-royauté espagnole et dans la péninsule ibérique, l'usage du luth est prohibé en vertu de l'origine arabe du nom de l'instrument. À quoi devons-nous ces deux attitudes diamétralement opposées?

 

Si nous imaginons, à vrai dire, la canzone villanesca comme une docte allégorie de la vie paysanne, d'un âge d'or et de simplicité, toutes nos anomalies et les contradictions apparentes deviennent des éléments pleins de signification. Une chanson qui s'exprime en dialecte napolitain, une langue, donc, tout sauf académique, ne peut pas obéir aux règles du contrepoint ordinaire, celle du premier italien officiel, le volgare de Pietro Bembo, du pétrarquisme et du madrigal.  Le peuple ne connaît pas les règles de la théorie musicale; par conséquent, le style de ses chants sera agrammatique, imparfait. Chacune des anomalies a donc été créée pour souligner le côté "populaire" de ce style: les tessitures, les quintes parallèles, le trio vocal sont, en réalité, les éléments d'un langage qui fait de "l'erreur" le symbole idéal de l'univers de la villanesca.

 

Naples a pratiquement inventé un langage, appelé à rompre avec les académismes et surtout, avec la "toscanisation" de la langue poétique italienne, une grammaire nouvelle, qui s'éloignerait le plus possible des modèles toscans de Pétrarque (pour la poésie) et de Boccace (pour la prose).

La canzone villanesca est née pour chanter la nostalgie des temps anciens (lo bello tiempo antico), l'époque des canzune massiccie, chansons robustes aux paroles solides (parole chiantute), et des concierte a doi sole - concerts "à deux semelles", ce qui les enracine solidement dans la terre) ...  Giovanni Battista Basile se demandera: où est donc passée la bella antichetate, la belle antiquité...  Où est votre gloire, dove la fama, ô me chères villanelles napolitaines - o villanelle mie napolitane? Qu'est devenu cet âge d'or, où il y avait no poco cchiù d'alleria pe' 'sta cetà - un peu plus d'allégresse dans cette cité... Époque heureuse, puisqu'on n'entendait pas que des mélodies cantate tutte ntoscanese - toutes chantées en toscan.

Pour bien comprendre les raisons de cette polémique, il faut se référer aux origines même de la poésie en langue vulgaire, au De Vulgari Eloquentia, de Dante Alighieri - probablement écrit entre 1303 et 1305. Dans son traité, Dante soutient une thèse qui s'avérera déterminante pour le développement ultérieur des langues littéraires en Italie : le vulgaire, que les enfants apprennent à utiliser au moment d'articuler leurs premiers sons, qu'ils reçoivent en imitant la nature sans qu'il soit besoin d'aucune règle, s'oppose en tant que langue naturelle au latin, idiome artificiel, éternel et incorruptible, langue de l'Église et de l'Université, et qui, seul, était enseigné formellement dans les écoles. La thèse de Dante implique un véritable retournement de la situation : ceux que la culture grecque et latine définissait comme barbares, c'est à dire comme des êtres balbutiant des mots incompréhensibles, deviennent les dépositaires de la langue naturelle, de la lingua omnieffabile, celle capable de transmettre l'intégralité de nos expériences physiques et mentales. Le vulgaire naît par opération divine. Le Seigneur, en effet, pour fustiger l'orgueil des hommes et empêcher la construction de la Tour de Babel, décida :

 

Allons ! Descendons ! Et là, confondons leurs langages pour qu'ils ne s'entendent plus les uns les autres.

(Genèse XI/7).

 

Ainsi le vulgaire s'est-il acquis une dignité poétique, et les fronts de Dante, Pétrarque et Boccace - le triumvirat toscan - s'ornent-ils aujourd'hui encore d'une vénérable couronne, celle de pères de la langue italienne.

Bembo et le vaste archipel des poètes pétrarquisants actif dans l'Italie de la Renaissance, en quête d'un vulgaire poétique, ont recherché dans les "divins poètes" du moyen âge toscan l'exemple par excellence à suivre dans leurs propres vers. Seuls Pétrarque et Boccace, cependant, surent gagner les suffrages de ces académiciens exigeants. Dante ne put les rejoindre sur le podium, en vertu de la piètre musicalité de sa poésie. Avec ou sans Dante le toscan devient la "langue officielle" de la poésie italienne.

Le napolitains, on l'a vu, comptaient parmi les adversaires les plus farouches du pétrarquisme. Défendant passionnément leur autonomie linguistique, ils opposèrent aux «toscanismes madrigalisants» des pétrarquistes le dialecte coloré et vif d'une cité euphorique, fière de son identité, de sa richesse et de sa grandeur.

En conclusion à cette introduction terriblement longue, permettez-moi de vous offrir un texte extrait de

 

LE TESTAMENT DU CARNAVAL

Ou Chansons et compositions poétiques

par divers auteurs

napolitains,

lesquelles se faisaient à Naples pour le Carnaval, rassemblées et repêchées

de la corbeille à papiers du Magnifique Docteur sans  doctrine, Maître

D. Giuseppe Sigismondo

 

une des oeuvres parmi les plus significative de l'atmosphère qui règnait, en ces années, dans la Naples littéraire:

 

Juste pour ridiculiser les Florentins et les Toscans, je me suis mis en tête de recueillir ces chansonnettes, que tournèrent plaisamment quelques honnêtes hommes de mon pays, où l'on trouve plus de choses gracieuses, conceptuelles et savoureuses qu'à Florence, à Sienne, à Pise et dans toute la Toscane... Ces quatre couplets sont capables de se mesurer avec tous les Trionfi, Carri, Mascherate et autres Canti carnascialeschi recueillis au temps de Francesco de'Medici par ce pédant du Lasca (Antonfrancesco Grazzini, 1503 – 1584)... Nos auteurs, pourtant, n'auraient jamais pu imaginer cela, car leurs compositions – qui, en temps de Carnaval, s'imprimaient sur des feuilles volantes – se distribuaient aux gens sur les places et non aux lettrés, ni aux écrivains publics. Elles étaient lues par qui avait du temps à perdre: on riait comme des bossus, et puis le drapier les utilisait pour emballer le tissu; l'épicier: le sucre et les épices; le charcutier: le cervelas, la provola, les anchois salés et la tonnina; le poissonnier: le thon et la friture; d'aucuns, enfin, (le papier étant très doux) l'utilisaient comme serviette, pour essuyer la bouche de l'intestin… Et si Filippo Sgruttendio, avec la belle Tiorba a Taccone, en remontra à Pétrarque, la Rosa di Cortesse surpassa L'Aminta du Tasse et Il Pastor Fido de Guarino ; le Cunto de li Cunti , les Novelle du Sieur Boccaccio ; les Egloghe d'Abbatutis, celles du Sieur Sannanzaro; et j'en passe… Aussi, ces strambotti carnascialeschi tournés par nos napolitains mortifieront-ils tous les Trionfi des toscans, et ne seront pas envoyés à Rome en pénitence.

Donc, maintenant, je lis et vous – vous écoutez, riez et vivez heureux !

 

 

 

 

 

. il fine .

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