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LA FAVOLA DI ORLANDO

IL CAPRICCIO DE JACHET DE BERCHEM

OU LE MADRIGAL AU SERVICE DU DRAME

 

Il n'existe aucune preuve formelle selon laquelle la musique de La Favola di Orlando, choisie parmi les madrigaux composés par Jacquet Berchem sur les stances de l'Orlando Furioso de Ludovico Arioste, aurait réellement été conçue en vue d'une représentation théâtrale. Lorsque Berchem décide de mettre en musique le Furioso, l'opéra n'est pas encore né. Et, qui plus est, il jure fidélité à l'écriture polyphonique, jugée incompatible, par les académiciens inventeurs de l'opéra, avec les exigences du drame chanté.

Reste la conception dramatique de l'oeuvre, parfaitement évidente.

La séquence de 94 strophes sélectionnées par Berchem dans la forêt fantastique des épisodes ariostiques est pour le moins significative. Le célèbre incipit du poème, dans le premier livre, sert de prologue.

Une stance synoptique, au début du deuxième, résume la situation à la fin du livre précédent, servant au même temps de prologue à toute la suite.  Organisés en trois livres conçus comme les actes d’un même drame, une partie des huitains du Capriccio ont été isolés en raison du caractère lapidaire de leurs maximes. Comme le chœur d’une tragédie grecque, le quatuor vocal, représentant de la collectivité humaine sur scène, participe en spectateur inquiet, au déroulement de l'action : il pose des questions  au monde et à l'histoire, manifeste sa sympathie ou son mépris à l'égard des événements auxquels il assiste, s'inquiète ou se réjouit pour le sort de ses héros.

Les autres strophes choisies par Berchem, comme dans tout bon opéra, représentent le vaste univers des passions humaines, un univers  au pluriel qui propose l’antique dualisme amour/mort ou raison/folie dans lequel chaque affect a besoin du miroir de son contraire pour être compris et exister. 

Dans son Capriccio, Berchem réunit les éléments essentiels d’un vaste drame choral qui, aujourd’hui, attend simplement d’être représenté en une forme compatible avec les conventions théâtrales  du XVIème siècle. Donner à l’ensemble l’apparence d’un opéra, aurait été du point de vue historique une grave erreur. Le récitatif est impensable en 1561, comme la fusion permanente entre la musique et le drame. L’usage de l’époque exigeait de séparer déclamation et chant, d’alterner sections en prose et intermèdes musicaux - mascarades, farces, ballets, madrigaux, interludes et monodies - chantés ou dansés.

Nous avons donc confié la partie déclamée de notre spectacle à Maurizio Maiorana, un des rares cuntastorie encore actif en Sicile. Certes, notre choix pourrait sembler un caprice de plus. Mais avec notre Favola, nous célébrons tant l’Arioste et son poème, que les mérites du Cunto, art dont les racines sont déjà documentées à la Renaissance.

 

Les animations, les ombres, les décors et la mise en scène du spectacle ont été réalisées par Toni Casalonga (directeur de Festivoce, Pigna -Corse).

 

Le Compositeur

Jacquet Berchem (1505- 1565) demeure une figure fantomatique de l'histoire musicale du XVIème siècle.  D'origine flamande, il traverse les Alpes pour se réchauffer au soleil des idées nouvelles pronées par les humanistes, comme le contrepoint, qui "renaît" dans l'Italie du Cinquecento. Il porte le nom de la localité qui le voit naître en 1505: Berchem-les-Anvers. Il est probable quí à l'instar de tous ses collègues il apprend les premiers rudiments de son  art à la maîtrise de la cathédrale. Il aurait poursuivi sa formation à Saint Marc de Venise auprès du grand Hadrien Willaert, maître de quelques-uns parmi les plus grands madrigalistes de la nouvelle avant-garde qui conduira tout droit au style de Monteverdi: Cipriano de Rore, Nicola Vicentino, Gabrieli. Une dédicace de 1546 le nomme amorevole domestico de Giovanni Bragadino, noble vénitien. En 1546 il est maestro di cappella à San Zeno à Vérone, poste qu'occupera,  dans les années suivantes, Marcantonio Ingegneri, futur maître de Monteverdi. La préface des ses madrigaux à 4 voix atteste quí'l est  au service  d'Andrea Marzato, gentiluomo napolitano, gouverneur de Monopoli.

 

Berchem a publié :

- Il primo libro de Madrigali a 5 voci, presso Scotto (1546)

- Il Primo libro de’ madrigakli a 4 voci di Iacchetto (1555)

- Il Primo, secondo  et terzo libro  del Capriccio di  Iacchetto  Berchem con la musica da lui composta sopra le stanze  del Furioso nuovamente  stampati & dati in luce all'illustrissimo et eccellentisimo Duca di Ferrara (1561 – seconda edizione).

 

La folie au théâtre

C’est l’humanisme de la Renaissance qui redécouvre la folie. A tel point qu’on a pu dire que le thème du fou coïncide assez exactement, dans le temps, avec les phases correspondantes de l’humanisme. Elle fait irruption  de tous côtés, dans la littérature, le théâtre et la musique.  On trouve, d’un côté, l’homme des néoplatoniciens, l’être inspiré dépositaire de toutes les vérités  fondamentales, capable de les manifester par l’étude ou par la divination, par l’envol de l’imagination ou par l’ascèse. On trouve le thème du héros fou par amour, comme l’Orlando ; celui du génie mélancolique que l’esprit chagrin a élevé à un niveau de connaissance digne de rivaliser avec les anges, dans des hauteurs si élevées qu’il est difficile de conserver la santé d’esprit. 

Pourquoi un tel engouement pour la folie? D’une manière générale on peut dire que la folie représente une forme assez nouvelle de la conscience de soi. L’image du fou, équivoque comme tant de grands symboles et de projections collectives, est un instrument de connaissance de soi. Tantôt elle soulève le rire parce qu’elle représente un modèle réduit et inoffensif d’une anti-humanité exorcisée ; tantôt elle invite à la méditation socratique et s’offre aux plus lucides comme un miroir de leur vraie nature (Erasme, Brant)

Cette figure de l’indignitas homini, obsédante pour certains, illustre et résume toute une anthropologie  qui fut à la renaissance extrêmement actuel.

"Une succession de dates parle d'elle-même : la Danse des Morts du cimetière des Innocents date sans doute des premières années du XVème siècle; celle de la Chaise-Dieu aurait été composée vers 1460 environ; et c'est en 1485 que Guyot Marchand publie sa Danse Macabre. Ces soixante années […] furent dominées par toute cette imagerie ricanante de la mort. Et c'est en 1492 que Brant écrit Das Narrenschiff ; cinq ans plus tard on le traduit en latin. Dans les toutes dernières années du siècle, Jérôme Bosch compose sa Nef des Fous. L'Éloge de la Folie est de 1509" (Michel Foucault).

Si la mort est un élément extérieur à l'homme, la folie habite et prend forme dans sa conscience même et les monstres, les chimères impossibles créés par son imagination finissent par s'identifier à sa nature la plus secrète.

"Au pôle opposé à cette nature de ténèbres, la folie fascine parce qu'elle est savoir. Elle est savoir, d'abord, parce que toutes ces figures absurdes sont en réalité des éléments d'un savoir difficile, fermé, ésotérique […]" (Michel Foucault).

"Scire est alienari – dira Campanella – alienari est insanire et perdere proprium esse et acquirere alienum".

 

Toutefois, en introduisant la folie dans le cadre du discours, on cherche à en neutraliser le pouvoir, à la désarmer. C'est là le sens de toute la littérature qui trouve son origine dans Die Narrenschiff et dans l'Éloge de la Folie d'Érasme. Le sage s'en moquera, restant toujours capable de mettre ses bassesses en évidence et de la relativiser.

Érasme sourit du spectacle du monde, essentiellement parce qu'il est spectacle divin.

 

"En somme, si vous pouviez regarder de la Lune […] les agitations innombrables de la Terre, vous penseriez voir une foule de mouches ou de moucherons qui se battent entre eux, luttent et tendent des pièges, se volent, jouent, gambadent, tombent et meurent, et l'on ne peut croire quels troubles, quelles tragédie produit un si minime animalcule destiné à sitôt périr" (Érasme).

 

Le sage sait que raison et folie vivent en un lien éternellement réversible.

"Si nous commençons à élever nos pensées vers Dieu […] cela même qui nous semble merveilleux de sagesse ne sera plus que folie" (J. Calvin).

 

"Chaque chose a deux visages. Parce que Dieu a décidé de s'opposer au monde, de lui laisser l'apparence et de prendre pour Lui la vérité et l'essence des choses […] c'est pour cela que chaque chose est le contraire de ce qu'elle semble être dans le monde […] Chaque chose a deux faces. La face extérieure présente la mort ; regardez à l'intérieur, vous y trouverez la vie, ou vice versa" (S. Franck).

 

Vérité de la folie et victoire de la raison sont une seule et même chose.

Il faut relever, pour terminer, que dans la conception de la Renaissance, la mélancolie a une fonction bien spécifique, pour ce qui est de l'inspiration artistique. Elle est, en fait, considérée comme une qualité de la création elle‑même. Dans son De Vita, Marcile Ficin expliquait que la Melanconia est un trait de caractère ou une disposition qui marque les hommes de génie et tous ceux qui vouent leur existence à l'étude, à la recherche, à la contemplation. L'esprit qui se consacre aux sciences les plus complexes doit se recueillir au-dessus de soi-même en un mouvement allant de l'extérieur vers l'intérieur, comme de la circonférence vers le centre. La Melanconia de l'homme d'études, si elle est ben temprata lui permettra d'atteindre à des résultats extraordinaires ; sinon elle le conduira à la folie. L'artiste, par conséquent, se place de propos délibéré en équilibre instable entre folie et raison.

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Brenno Boccadoro, Université de Genève

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Orlando Furioso, un voyage entre littérature et tradition

Comme le note Italo Calvino, parmi les nombreuses guerres que Charlemagne entreprend et gagne contre les Bavarois, les Frisons, les Slaves, les Avars, les Bretons, les Lombards, celles contre les Arabes tiennent relativement peu de place, dans l'histoire de l'empereur des Francs. En revanche, dans la littérature, elles s'accroissent au point de remplir les pages de bibliothèques entières. Pour retracer les origines de cette extraordinaire prolifération mythologique, on a coutume de se référer à un épisode historique obscur et malheureux: en 780, Charlemagne tente une expédition pour délivrer Saragosse, mais est rapidement contraint à la retraite. L'arrière-garde franque est attaquée et défaite près de Ronceveaux. Parmi les noms des dignitaires tués, les chroniques mentionnent celui de Hruodlandus.

 

La Chanson de Roland n’est écrite, en fait, que trois siècles après la défaite historique, par un auteur inconnu dont le nom apparaît à l'ultime vers du poème: Turold. Nous sommes au temps de la première Croisade, et l'Europe tout entière est traversée par l'esprit de la guerre sainte qui oppose le monde chrétien et le monde musulman. Nous ignorons si Turold a puisé dans une tradition déjà fermement établie, autrement dit: si la légende de Ronceveaux fait partie du répertoire des trouvères. Ce qui est sûr, c'est qu'une longue tradition naît avec la Chanson de Roland, et que les gestes des paladins de Charlemagne connaissent – en France d'abord, en Espagne et en Italie ensuite – une diffusion immense. Outre-Pyrénées, Roland devient Roldan, et Orlando en deçà des Alpes. Les centres de propagation des chansons sont les voies que parcourent les pèlerins: le chemin de Saint‑Jacques-de-Compostelle, qui traverse Ronceveaux, où l'on visite la tombe présumée de Roland; et la route de Rome, empruntée par Charlemagne dans ses guerres contre les Lombards et lors de ses visites au Pape.

 

En Italie, les gestes des paladins ne sont que partiellement répandues par des trouvères français; en Vénétie, par exemple, les chansons françaises sont traduites dans une langue plus  proche des dialectes de la Plaine Padane. Ainsi naît une littérature franco-vénitienne, qui transforme et enrichit par de nouvelles aventures les vieilles histoires françaises. Leur succèdent les traductions toscanes des chansons carolingiennes; les antiques structures métriques sont alors supplantées par le huitain, au rythme plus ample et plus mouvementé. De Roland, la tradition française rapporte l'ultime bataille et la mort. Tout le reste de sa vie - naissance, arbre généalogique, enfance, jeunesse, aventures - lui vient d'Italie et sous le nom d'Orlando. Il est ainsi établi que son père est Milon de Clermont, porte-étendard de Charlemagne, et sa mère Berthe, sœur du souverain. Ayant séduit la jeune fille, Milon, pour fuir la colère de son royal beau-frère, l'enlève et s'enfuit en Italie. D'après certaines sources, Orlando naît à Imola; d'autres disent que c'est à Sutri – mais qu'il soit italien ne fait aucun doute.

Si, dans les cours européennes, l'univers des histoires magiques et amoureuses du cycle breton de la Table Ronde se substitue au cycle carolingien, plus austère – en Italie, le peuple demeure fidèle à Orlando Roland, Ganelon et Renaud. A la fin du XVème leurs aventures fantastiques suscitent à nouveau un véritable engouement auprès des cours les plus raffinées d’Italie, celle des Medicis à Florence et celle des Este à Ferrare.

 

Le cycle chevaleresque de la Renaissance s'ouvre sur le Morgante de Luigi Pulci (1432-1484), œuvre commandée par la mère de Laurent le Magnifique. À Ferrare, Matteo Maria Boiardo, comte de Scandiano (1441-1494), écrit L'Orlando Innamorato, poème inachevé qui est le prologue du poème de Ludovico Ariosto, lequel entreprend son Orlando Furioso en 1504. Après en avoir publié une première version en quarante chants en 1516, l'Arioste se consacre à un long travail de perfectionnement de son œuvre, déjà visible, en fait, dans la deuxième édition du Furioso, en 1521. L'édition définitive date de 1532.

 

L’Orlando Furioso abandonne rapidement les salons parfumés des hommes de lettres, pour se diffuser parmi le public le plus varié. L’épopée ariostique finit ainsi par donner vie à une vaste production artistique parallèle, autant savante que populaire, fournissant les textes pour de nouveaux madrigaux, frottole, arie per cantar versi, etc. Montaigne nous relate d’avoir entendu des paysans avec un luth  et l’Arioste entre les lèvres. Un membre de l’Accademia degli Alterati, un des laboratoires de l’opéra naissant, entend ses rimes à chaque tournant ou taverne de Florence, Rome, Venise, Naples… Les aventures des paladins de France finissent ainsi par faire partie du réservoir culturel le plus conservateur : le folklore. Leur succès perdure dans le cunto, le théâtre  de pupi, sur les décorations des chars en Sicile. L’Orlando populaire s’associe à deux langues qui correspondent à deux différentes utilisations de la voix. Les cuntastorie improvisent en dialecte, scandant et pressant le texte comme dans la poésie antique sur des rythmes fixes, souvent en syncope avec les accents toniques de la parole. En revanche, dans le théâtre des pupi, le marionnettiste donne voix en italien à tous les personnages de la représentation, adaptant l’intonation de sa voix à leur sexe, à leur âge et à leur personnalité.

 

Pour se convaincre de l'habileté vocale de ces artistes, il n'est que de citer un extrait du journal de voyage (Diversions in Sicily) d'Henry Festing Jones, un anglais qui, au XIX siècle, ne put résister à la fascination du teatro dei pupi.

 

"Les spectateurs buvaient avidement les gouttes sublimes qui ruisselaient de ses lèvres, immobiles, dans un silence qui ne fut interrompu que par un grand sanglot, lorsque le rideau tomba. Que leur importaient les poupées désarticulées, les scènes en miniature? Ils n'étaient plus au théâtre. Ils avaient erré dans les bois avec Marfisa; l'avaient trouvée, mourante, dans une grotte; en avaient recueilli le dernier soupir; et le monde, pour eux, ne serait plus le même. Une voix capable de cela est rare, et – comme il en est de la force d'un géant – encore plus rare celui qui se trouvant la posséder, sache s'en servir dignement."

 

Roberto Festa

 

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