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LES DEUX AMES DE SALOMON

 Sur les bords des fleuves de Babylone,
Nous étions assis et nous pleurions,
En nous souvenant de Sion.
Aux saules de la contrée
Nous avions suspendu nos harpes.
Là, nos vainqueurs nous demandaient des chants,
Et nos oppresseurs de la joie:
Chantez-nous quelques uns des cantiques de Sion!
Comment chanterions-nous les cantiques de l'Éternel
Sur une terre étrangère?

Psaume 137

 

 

Étonnamment, la personnalité de Salomone Rossi (1570 c. – 1630 c.) n'a pas, jusqu'à ce jour, fait l'objet d'études systématiques, ni de projets discographiques spécifiques; encore moins a-t-on fait place, dans les Festivals et les programmes de concerts, à une production musicale dont la qualité et la diversité auraient dû aiguiser la curiosité de beaucoup. Tout cela paraît encore plus étrange, si l'on songe que Salomone Rossi représente un cas unique dans l'histoire de la musique.

 

Située au carrefour des cultures chrétienne et judaïque, et constituant l'un des axes essentiels du passage entre Prima et Seconda Prattica, entre la polyphonie renaissante et la monodie accompagnée – sa production musicale révèle, sans aucun doute, une des personnalités les plus originales de son temps. S'il est vrai que, d'une part, l'introduction de la polyphonie dans la tentative de "réformer" la musique synagogale témoigne de l'engagement novateur du compositeur au sein de la culture juive, on ne peut nier, d'autre part, la présence de cette même énergie dans le domaine de la musique occidentalo-chrétienne. Si les premières œuvres de Salomone Rossi, les Canzonette et Il Primo Libro dei Madrigali, nous montrent un musicien encore empreint du climat et de la culture de la Renaissance, les Sonate et La Maddalena le voient, déjà, activement engagé dans des thèmes et des formes ressortissant au baroque.

 

Salomone Rossi – Maître de Concert à la Cour de Vincenzo I Gonzaga

La tentative d'intégrer deux cultures différentes, chrétienne et juive, domine à coup sûr la production musicale de Salomone Rossi. S'il a cherché, d''une part, à transporter les accents de la musique chrétienne au sein de la pratique musicale juive, en introduisant la polyphonie dans la musique de la synagogue de Mantoue, Salomone Rossi accomplit d'autre part une opération analogue – mais en sens contraire – pour ce qui est de notre musique. L'Hebreo, en effet, joue un rôle fondamental dans l'invention de la basse continue, et dans le passage de la polyphonie de la Renaissance à la monodie accompagnée du XVIè siècle. À travers les publications profanes de Salomone Rossi, nous pouvons entrevoir les passerelles d'une pratique d'accompagnement à l'autre, et la transformation consécutive de l'idéal sonore qui nous conduira progressivement au baroque.

 

Dans le Primo Libro de' Madrigali (Venise, 1596), Salomone Rossi  traduit son inspiration personnelle en parfait accord avec les canons de la composition et les habitudes de la Renaissance. La première édition du Primo Libro, qui ne prévoit aucun type d'accompagnement instrumental, montre un Rossi encore sensible à la fascination de la polyphonie pure de l'ensemble a capella. Mais dès la seconde édition du même Livre (Venise, 1600), on trouve insérée dans le titre la mention: "avec quelques uns des dits madrigaux à chanter avec le chitarrone, avec sa tablature dans la partie  du soprano.”. Le résultat évident est que l'on se trouve ici devant un changement plutôt significatif: à l'ensemble polyphonique des voix, on commence progressivement à préférer la formation plus réduite voix et chitarrone – à exalter le rôle de la partie de soprano, en se limitant, pour l'accompagnement, à la réduction en tablature des autres parties. Le sens de ce changement de direction deviendra plus clair, encore, avec la parution du Secondo Libro de' Madrigali a cinque voci… avec l'accompagnement de basse continue pour jouer en Concerto dans la partie  du soprano. La plus ancienne édition du second recueil madrigalistique de Rossi sortit des presses de Ricciardo Amadino, à Venise, en 1602; mais elle semble avoir été précédée, en 1599, d'une édition aujourd'hui perdue. L'introduction de la basse continue, d'une basse chiffrée prévue pour l'accompagnement improvisé des parties vocales, marque la naissance d'une pratique dont l'apogée se situera à l'âge baroque, en même temps qu'elle sanctionne le triomphe de la monodie accompagnée sur la polyphonie.

 

Toutes les publications de Salomone Rossi postérieures à ces deux recueils ne feront que confirmer les choix manifestés dans ceux-ci. La mention: "avec la basse continue pour jouer le chitarrone ou tout autre instrument de corps" accompagne les éditions des trois autres Livres de Madrigaux, et des quatre Livres de Symphonies, Gaillardes et Sonates. Il est indiscutable que les transformations que nous venons de décrire, au travers des publications profanes de Salomone Rossi, font partie d'un phénomène plus vaste et plus général, en ce qui concerne l'évolution du goût dans l'Italie de la Renaissance tardive. Mais le fait qu'un musicien juif joue un rôle aussi déterminant dans l'évolution de la musique européenne n'est, à mon avis, certainement pas un hasard. Rossi a en effet introduit dans la musique occidentalo-chrétienne un type d'accompagnement qui, dans la pratique musicale juive, constituait une habitude ancienne. Il ne faut pas oublier qu'à la fin du XVIè siècle, dans toute l'Italie septentrionale et plus particulièrement à la Cour des Gonzague, la communauté juive a pu accéder sans difficultés au monde culturel chrétien, contribuant inévitablement à sa transformation. Salomone Rossi représente sans aucun doute la plus haute expression du rêve d'intégration qu'a vécu la communauté juive de son temps. De son œuvre se dégage l'ardente aspiration d'un monde fatigué de la ségrégation, et qui – fier de sa propre identité – peut enfin ouvrir les portes du ghetto.

 

Salomone Rossi – Polyphonie juive à la Cour des Gonzaga

Les intrications de la culture juive et de la culture chrétienne ont de tout temps été à la fois intenses, et problématiques, – sinon conflictuelles. Depuis la période hellénistique jusqu'à celle de l'émancipation et au-delà, le judaïsme s'est toujours senti attiré par le mirage des autres cultures, sans y avoir jamais été englobé. De même, la culture juive n'a pas cessé d'exercer sa fascination sur le monde chrétien.

 

Le chant synagogal, bien qu'ayant été à l'origine du chant grégorien, a orgueilleusement poursuivi son chemin propre, forclos en son antique tradition, sans être affecté par le tumultueux développement de la musique occidentalo-chrétienne. Mais après des siècles d'insensibilité apparente au chant des sirènes entonné par le monde où elle se trouvait immergée, la musique juive semble, à l'improviste, changer de voie avec la Renaissance, et céder aux tentations, aux flatteries de l'autre chant. Dans la seconde moitié du XVIè siècle et les premières années du XVIIè, en effet, on peut observer un mouvement d'intérêt profond de la part du judaïsme pour la culture et la pratique musicale chrétienne – comme on observe aussi, en retour, l'intérêt des chrétiens pour la culture hébraïque. En ce qui concerne la musique, l'échange fut particulièrement intense, favorisé, d'un côté, par l'intérêt que manifeste le néoplatonisme de la Renaissance à quelques uns des aspects de la culture juive (la Cabale, par exemple), et de l'autre, par l'accueil favorable réservé à de nombreux musiciens juifs par les Cours italiennes. On citera, parmi eux, les madrigalistes David da Civita et Allegro Porto; le napolitain Muzio Effrem (au service, dans un premier temps, de Carlo Gesualdo, Prince de Venosa, on le trouve ensuite auprès des Cours de Mantoue et de Ferrare); Abramo et Abramino dell'Arpa, hôtes en sa Cour de Guillaume de Gonzague.

Actif auprès de son successeur Vincent, patron de Claudio Monteverdi, nous trouvons à partir de 1587 Salomone Rossi "Hebreo". Descendant d'une antique et noble famille juive (son nom hébraïque était Shlomo me Ha-Adummim), violoniste et directeur de l'ensemble musical de la Cour, Salomone Rossi composa un nombre important d'œuvres instrumentales, de canzonette et de madrigaux, dans lesquels il se montre plutôt sensible aux expérimentations et aux licences du stil moderno. Avec ses quatre Livres de symphonies, gaillardes et courantes (1607-1622), il donne une formidable impulsion au langage idiomatique du violon, et à la définition de la sonata a tre moderne.

 

En outre, Salomone Rossi fut un des protagonistes de ce que l'on pourrait définir comme une tentative de réforme du chant synagogal. Au cours de ces années, en effet, naquit chez des musiciens juifs qui travaillaient dans les Cours de la Renaissance, le désir de porter à l'intérieur de la synagogue les accents de la musique qui résonnait à l'extérieur. Le principal propagateur de cet idéal fut le rabbin Léon de Modène, qui introduisit en 1605 dans la synagogue de Ferrare un chœur de 6 à 8 voix, organisé selon les règles de la "science musicale" et de l'harmonie moderne. Dans la droite ligne du travail de Léon de Modène, Salomone Rossi publia en 1622 un recueil de 33 pièces ( psaumes, cantiques et hymnes), destiné à la liturgie de la synagogue de Mantoue. Sous le titre de Ha-Shirim asher li-Shlomo (les Chants de Salomon), Salomone Rossi présenta l'œuvre par laquelle il entendait contribuer à la “modernisation” du chant synagogal. L'anthologie de l'Hebreo contenait des pièces pour trois à huit voix, d'où l'intention du compositeur d'assurer la supériorité hiérarchique de la parole – en recourant à la récitation syllabique, à la verticalité homophonique et à la déclamation claire ou incisive du texte – ressort clairement.

 

L'expérimentation hardie de ce groupe de compositeurs suscita la perplexité et les polémiques au sein de la communauté juive de l'époque. Les échos de ces diatribes résonnent encore dans la préface à l'édition de ses Chants, écrite par Rossi lui-même; mais en 1605, déjà, Léon de Modène s'était vu contraint à publier les Responsorum, préoccupé par les réactions qu'avaient suscitées sa tentative de réforme. Les objections soulevées peuvent se résumer de la manière suivante:

 

- Le chant synagogal ne doit pas être tel qu'il devienne l'apanage de professionnels, mais doit demeurer le patrimoine vivant de la collectivité.

- Le chant polyphonique étant par nature difficile à exécuter, il exige une expérience musicale spécifique.

- Le chant polyphonique implique la répétition de mots ou de phrases, dans le mélange des diverses voix, et altère par conséquent la récitation linéaire de la prière.

 

On devine aisément que la polémique se fonde sur toute une série de problématiques rien moins que simples, et qui ne sont pas nécessairement liées à une spécificité musicale. Dans le monde chrétien, en effet, la musique a toujours été conçue d'un point de vue plus particulièrement hédoniste. Dans le chant liturgique, elle était un ornement, peut-être pas essentiel – utile, parfois, dans un but pédagogique; d'autre fois, condamnable – si elle tendait à sortir de ses limites pour devenir élément prédominant; toujours plaisir sensible, cependant, à l'oreille; flattant les sens; privé de tout caractère sacré; au pire: instrument du démon; au mieux: invite à la prière. Dans la tradition juive, en revanche, le chant a toujours été partie intégrante de la prière. Les Maîtres du Talmud disaient que si la Tora n'était pas chantée, ce n'était pas la Tora, et un antique Midrash racontait que Dieu avait ainsi parlé: "S'il n'y avait eu ce chant, Je n'eusse point créé le monde; Je donne voix à toutes les Créatures, afin qu'elles célèbrent à jamais Mes louanges; que les chants aient fait défaut, et Je n'eusse point créé le monde".  On pourrait multiplier à l'infini les citations, non seulement du Talmud, mais encore de toute la littérature hébraïque postérieure, afin de démontrer que le chant, dans le judaïsme, a toujours été conçu comme un élément co-naturel à la parole elle-même, empreint du même caractère sacré – et qu'il est la seule façon vraiment appropriée de prononcer correctement le texte sacré dans la communauté juive.

 

La complexité du problème devait être bien présente à l'esprit de Salomone Rossi, au moment où il publiait ses Ha-Shirim asher li-Shlomo  Ceux-ci s'avèrent, en effet, bien plus simples et plus transparents, du point de vue de l'entrelacs polyphonique des voix, que ses œuvres profanes – lesquelles s'alignent parfaitement sur le style madrigalistique de la Renaissance tardive. Tentant de simplifier les nouveaux chants, et de rendre compréhensibles les textes, il cherche à éviter, autant que possible, les répétitions de mots et de phrases. Nonobstant ce compromis, le rêve d'une réforme du chant synagogal se heurtait à de solides habitudes, dont la rupture impliquait de nécessaires modifications de relief dans la conception même du judaïsme. Les Ha‑Shirim en effet, pour simples qu'ils étaient, demeuraient toutefois en style polyphonique, ce qui les soustrayait à la communauté, en confiant l'exécution à des spécialistes – à des professionnels, en tous cas. En outre, la récitation entonnée de la prière était profondément altérée, de quoi il résultait que le chant se trouvait séparé du cours de la phrase, de sa signification, qui, dans le chant monodique traditionnel, ne faisait qu'un avec la phrase musicale. Enfin, en essayant de conserver les mélodies traditionnelles, le compositeur s'est vu obligé d'adapter les mélodies traditionnelles aux échelles modales et aux règles du contrepoint moderne, de réaliser, en somme, les modifications qui rendaient les antiques chants monodiques harmonisables selon les règles de la musique liturgique chrétienne.

 

Le rêve d'intégration qui enthousiasma les musiciens juifs actifs dans les Cours de l'Italie septentrionale fut brusquement interrompu par l'invasion des troupes de Ferdinand II d'Autriche, et par une épidémie de peste qui mit le duché de Mantoue à rude épreuve en 1628. Plus de deux mille juifs furent éloignés de la cité et il ne fut plus permis d'évoquer les sons de l'ars nova de Salomone Rossi dans les murs de la synagogue de Mantoue.

 

 

Roberto Festa

Traduction: Yaël Torelle

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