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LES POUVOIRS MAGIQUES DE LA MUSIQUE

 

Le mythe parle mieux que tout autre des pouvoirs magiques de la musique. Le chant des sirènes envoûte les marins intrépides à tel point qu’ils se jettent dans les flots, dans le tourbillon d’une extase mortelle ; Orphée traverse les portes de l’enfer armé d’une cithare et de son chant.

La musique séduit, convainct, encourage ou anéantit.

La musique jouit d’un rapport privilégié avec le monde des émotions et vainc sa bataille contre la raison en se servant uniquement du rythme et de la mélodie.

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L’effet hypnotique du rythme, la force qui naît de son obsessive répétition est le véhicule sur lequel la magie se fonde pour anihiler toute interférence de la ratio.

En outre, durant l’Antiquité, quand la langue des poètes, celle de l’aristocratie et des assemblées publiques est scandée, la tradition assigne à chaque mètre un ethos, un caractère et, par exemple, si la gravité de la mort convient au dactyle, le pied ionique aminoré inspire d’orgiaques excès épicuriens.

Les polyphonistes de l’ode horatienne du début du XVIe siècle – les inventeurs de la Musica more antiquo mensurata – édifient leurs compositions sur ces paramètres.

 

Les compositeurs actifs en Italie pendant ces mêmes années optent pour une position bien diverse. Arcadelt en premier, Cipriano et Lassus par la suite, cherchent à animer la poésie en se servant de tous les instruments de l’éloquence. Leur déclamation parle au rythme de la parole et, à l’image du discours, utilise une gamme plus vaste de figures rythmiques pour pouvoir accélérer dans l’enthousiasme ou la colère et ralentir pour la tristesse ou la douleur.

La manière italienne de composer en stilo antiquo, mêle savamment les arts de la métrique et du madrigalisme. Elle intègre l’arsenal expressif de ce dernier, alors qu’elle hérite la verticalité du premier.

La manière allemande exalte la plasticité de la poésie, l’italienne sa sensualité.

 

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La mélodie dispose d’un instrumentarium plus varié et plus complexe pour véhiculer les affetti dans l’imaginaire de l’auditeur .

 

S’interrogeant sur la nature du chant, Ficin, philosophe dont l’impact sera des plus importants pour la pensée et l’esthétique de la Renaissance, dit  : “De vita triplici”, III-21

“Iam vero materia ipsa concentus purior est admodum coeloque similior quam materia medicinae: est enim aer etiam hic quidem calens, sive tepens, spirans adhuc et quodammodo vivens, suis quibusdam articulis artubusque compositus, sicut animal, nec colum motus ferens affectum praeferens, verum etiam significatum afferens quasi mentem, ut animal quoddam aerium et rationale quodammodo dici possit.”

 

“En effet, la matière même du chant est beaucoup plus pure et analogue au ciel que la matière d’un remède : il s’agit ici d’un air chaud ou tiède, qui respire encore et qui, dans un certain sens, est doté de vie, puisqu’il est à sa manière vivant, composé d’articulation et de membres appropriés, comme un être animé. Il n’est pas simplement porteur d’un mouvement qui véhicule un affect, mais il comporte également une signification, comme un esprit, de telle sorte que nous pouvons définir le chant comme une espèce aérienne et rationnelle.”

 

En attribuant au chant vie et volonté, en anthropomorphisant le contrepoint, Ficin attribue implicitement à ce dernier toutes les qualités de l’homme et de son « esprit ».

Inspirées par la tradition médicale grecque, les correspondances suivantes peuvent être définies :

 

Tessiture

Éléments

Humeurs

Temperaments

 

 

 

 

Soprano

Feu

Bile jaune

Colérique

Alto

Air

Sang

Sanguin

Ténor

Eau

flegme

flegmatique

Basse

Terre

Bile noire

Mélancolique

 

Éléments, humeurs et tempéraments influencent notre santé mentale et physique. Éléments, humeurs et tempéraments parlent par le biais du contrepoint. Ainsi, d’une part, les flammes de l’amour ou de la colère pousseront les voix vers l’aïgu, alors que les larmes et la plainte les abaisseront dans le grave ; d’autre part, une mélodie grave pourra dompter l’irascible ou, si elle est aïgue, réveiller la furie.

 

Si l’ode horatienne définit le rapport texte/musique exclusivement sur la base de lois de type quantitatif et les syllabes longues et brève de la poésie se traduisent en notes longues ou brèves dans la musique, dans le madrigalisme italien, la composition musicale se veut d’être une réplique/un amplificateur des émotions et des affects présents dans la poésie.

 

Définir le mode d’un chant doit être le souci premier de tout bon compositeur et il doit le faire avec discernement puisque l’ethos du ton doit être compatible avec l’humeur du texte.

 

Les tensions du discours pourront parler la langue de la dissonance, véhicule privilégié de toute dureté et âpreté ; les déviations modales et les chromatismes serviront à illustrer la magie et le mystère, les miracles et les mirabilia, comme c’est le cas dans les Prophetiae Sibyllarum de Lassus, mais aussi les transformations et les dégénérations plus troubles comme dans Que est devenu de Claude Le Jeune, où la modulation continue par demi-ton traduit de façon sonore la lente décomposition du corps humain.

 

Il existe enfin les figurae, modèles harmoniques et/ou mélodiques qui, à la façon de formules magiques, modulent les sentiments de l’auditeur, en transportant dans son âme le spectre de la mort dans le cas des faux-bourdons, ou la puissance royale avec les tubae, et ainsi de suite.

 

Il est important de comprendre que, durant la Renaissance – tant pour l’ode que pour le madrigal – il existe une identité entre le sens, la forme et le corps d’une mélodie, la simple rédaction de cette dernière véhicule automatiquement dans la composition le sens et la signification.

Jusqu’au XVIIe siècle, l’affetto est un élément déchiffrable dans la partition puisqu’il jouit d’une morphologie musicale spécifique, édifiée sur le rythme, les intervalles et les rapports harmoniques.

Dans ce contexte, le problème de l’interprétation ne peut pas se poser, il est impossible d’imaginer une théorie de l’interprétation du répertoire de la Renaissance. Si la musique parle en vertu de ses pouvoirs magiques, si le corps d’une mélodie traduit, incarne et transmet un affect, la figure de l’interprète ne peut en aucune façon correspondre au modèle romantique qui veut que le génie communique grâce à son talent et sa sensibilité. L’expérience individuelle et le vécu de chacun sont des facteurs insignifiants, totalement étrangers à la création. Le musicus, comme le poète ou le peintre, n’est qu’un medium à la merci de forces cosmiques et d’énergies incontrôlables et indomptables.

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