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LA MUSIQUE QUI PLAIT A DIEU

 

Dans le vocabulaire technique de la théorie musicale antique qui rejoint la Renaissance par la voie des arts libéraux, le sens de la musique n’est pas considéré comme une valeur psychologique subjective, mais plutôt comme une propriété « tangible Â» et consubstantielle des objets musicaux. Chaque élément de la grammaire musicale - registres, notes, intervalles, modes - a un ethos, c’est-à-dire, un caractère et des proprietés spécifiques qui lui permettent d'agir, moduler et influencer la psyché de l'auditeur.

Le rythme, les modes et l'harmonie peuvent manipuler la volonté avec l’énergie d’une substance psychotrope ; conduire au suicide - comme dans l’Odyssée - des équipages de marins qui auraient souhaité vivre ; soigner les maladies psychosomatiques sans consulter la volonté du patient car le son, parmi les objets sensibles, est celui qui agit avec la plus grande efficacité sur les passions, plus que l’odorat et la vue. La musique altère l’esprit comme le vin et les drogues, et elle pose à la morale des problèmes de « mesure Â» parfaitement analogues. En effet les moralistes jugeront la musique « relâchée Â», « molle Â» et impudique, lorsque les émotions qu’elle aura déclenchées viendront briser les freins inhibiteurs imposés par la vertu intellective aux facultés inférieures de l’âme. La volonté se fera l’esclave des sens que le chant aura contaminé, privant la raison de sa liberté.

 

Une question alors s'impose:  quel est le rapport entre l’intellect, qui garantit la liberté de l’individu, et les émotions?

Au XVIe siècle, le contexte dans lequel on trouve une formulation claire et des réponses explicites à cette problématique n’est pas l’humanisme laïc. Les intérêts des humanistes se concentrent sur la reconstruction d’une grammaire des affects qui est un alibi en vue de l’émancipation de la musique moderne, et la capacité de la musique à provoquer les affects importe davantage que sa faculté à leur imposer une limite. Marsile Ficin, par exemple, opère une distinction nette entre la bonne et la mauvaise musique, mais le régime musical élaboré dans le De Vita, inspiré par la magie et l’astrologie, est loin d’être intransigeant. Cinquante ans plus tard, Zarlino est tout aussi souple. Face à l’hypothèse que l’abandon aux passions puisse se révéler néfaste du point de vue moral, il liquide rapidement la question en ayant recours à l’idée de la vertu comme juste moyenne.

 

C’est dans le domaine plus proprement théologique que les questions concernant le pouvoir séducteur de la musique aura plus de résonnance. Le problème a été bien formulé dans un passage célèbre des Confessions: plus attentif au charme de la mélodie qu’au contenu spirituel du texte, Saint Augustin reconnaît avoir « péché à son insu Â».

 

Si dans les milieux catholiques ce genre de réserve reste lettre morte - le Concile de Trente, au contraire, condamne l’irruption de la musique  « théâtrale Â» et « lascive Â» dans la musique strictement liturgique, d'un côté, et encourage, de l'autre, la doctrine des affects pour la musique sacrée paraliturgique - dans les milieux réformés calvinistes le débat théologique sur la « musique qui plait à Dieu Â» renaît avec une urgence toute nouvelle.

 

À Genève, la cité de Calvin, République des Saints au même temps que Terre promise dans une Europe dévastée par les guerres de religion, les principes d’une morale musicale d’Etat se traduisent par un système pénal rendu efficace par l’exiguïté de la population et par le contrôle ponctuel des autorités, et les procédures judiciaires conservées dans les archives du Consistoire genevois constituent l’expression la plus concrète des idées des magistrats et des ministres de la foi sur le pouvoir psychique et moral de la musique.

 

Deux facteurs expliquent la morale rigide appliquée à Genève par les instances politiques et religieuses : d’une part la position des Réformateurs quant au pouvoir de la danse et du chant comme instrument de séduction, et d’autre part, la tension nerveuse des autorités durant la période de construction de la nouvelle église réformée.

 

La république des héros de la foi est un corps composé de membres articulés « harmonieusement Â» en la personne du Christ, unius corporis caput. L’Etat est un « Corps Â», mais contrairement au corps mystique du Christ, il conserve les traces du péché originel. Il est corrompu par le relâchement des mÅ“urs qui divise les membres de la tête, semant la discorde entre ses « humeurs Â». A la « Compagnie des Pasteurs Â» incombe le devoir de soigner la « tête Â», aux « Seigneurs du Conseil Â», les « membres Â». Mais entre âme et corps, politique et religion, magistère et magistrat, la corrélation est aussi étroite que l’osmose entre raison et sensation et il appartient à l’esprit de gouverner le corps moyennant les lois suggérées par la congrégation des pasteurs aux Seigneurs du Conseil.

 

Le projet d’abolir la musique profane dans son ensemble en lui substituant les psaumes de David se concrétise dans la préface au Psautier en 1543 :

« Seulement que le monde soit si bien advisé, qu’au lieu de chansons en partie vaines & frivoles, en partie sottes & lourdes, en partie sales & vilaines, et par conséquent mauvaises & nuisibles, dont il a usé par ci devant , il se accoustume ci arprès à chanter ces divins & celestes Cantiques avec le bon Roy David Â».

 

Le Psautier de David de la nouvelle église réformée de langue française, devienne l'arme d'une « guerre de religion Â» musicale combattue à coups de contrafacta : chants d’amour, légers et frivoles, privés du texte, vêtus d’une toge pastorale moyennant la substitution d’un psaume au texte original. Ainsi, la mélodie de Clément Marot «Quand vous voudrez faire une amye» devient le psaume 138 «Il faut de tous mes esprits», et en 1577, c’est le contrepoint « luxurians Â» de Roland de Lassus qui sert de véhicule au Premier livre du meslange des pseaumes et Cantiques a trois parties recueillis de la Musique d’Orlande de Lassus et autres excellens musiciens.

 

En outre, conscients de leur responsabilité pastorale à l’égard de la morale publique, les ministres dela foi interviennent dans le système législatif genevois. Le memorandum présenté au synode de Zürich en 1538 formule le projet de demander au gouvernement genevois de suivre l’exemple des Bernois afin d’éliminer de la cité « la saleté Â» de la danse et de la musique lascive qui l’accompagne. L’idée n’est pas inédite. Un certain nombre de dispositions légales datant de la période réformée ne font que confirmer des articles de loi proclamés dans les années précédentes par les autorités ecclésiastiques et politiques savoyardes. Un édit de 1484 frappe les mimes et les joueurs de tambourin ambulants afin qu’ils n’« osent inviter la foule à la danse avec leurs instruments sur les places publiques Â».

 

En 1483, les danses et les représentations publiques des jongleurs ambulants figurent dans une liste d’« ordures Â» à éliminer de la cité au même titre que les marécages, les mendiants, les désoeuvrés et les pestiférés venant de l’extérieur. C'est la valeur morale de la musique qui préoccupe la magistrature et l’analyse de ce qui doit être interdit devient de plus en plus subtile. En septembre 1536, quelques mois après la décision du Conseil de « vivre selon l’évangile Â», un édit de loi introduit par Farel proscrit les chansons profanes :

« Ici même maître Guillaume Farel fait son entrée, il réprimande publiquement et dicte son admonestation par écrit [...] : de même que l’on fasse des cries afin que personne ne chante des chansons lugubres et vaines sous peine de prison pour la première infraction et le pilori pour la seconde. Que les infâmes désistent de leur infamie et de la fornication».

 

Dans les années suivantes, la phraséologie se cristallise dans des formules de plus en plus précises et se focalise avec insistance sur la danse, l’expression par excellence du langage non verbal du corps. En effet, dans les premières années de la Réforme, on ne la tolère qu’après la célébration des noces - où elle n’est plus « instrument de paillardise Â»

« Que personne n’aye à dancer à poient de dancez synon aux nopces, ne chanter chanson deshonneste, ny se desguiser ne fere masque ny manieres et ce sur la poienne d’estre mis en prison trois jours en pain et eau pour ung chascongs faysant du contraire Â».

 

Mais par la suite, une série de décrets sans restriction interdira la danse même pendant les noces. La loi frappe toutes les couches sociales, y compris les plus élevées :

« Genève, le 17.12.1549. L’on vous faict ascavoir, de la part de nos très redoubltés seigneurs sindicques et conseilz de ceste cité, que nulz, de quelque estat et condition qu’il soit, ne soit si hosé, ny sy ardys des ores en avant chanter chansons deshonnestes ny dancer en quelque maniere que ce soit, ne faire masques, mommeries, momons, ny aucunement se desguiser en sorte que ce soit sur peine d’estre mis trois jours en prison au pain et à l’eau et de soixante sols pour une chacune fois Â»

 

Paradoxalement, dans ces années et durant tout le XVIIe siècle, les documents les plus éloquents sur l’histoire de la musique genevoise sont les procédures judiciaires à son encontre et l’activité de la justice constitue un sismographe de la tension nerveuse des autorités confrontée au mécontentement des sphères les plus influentes de la citoyenneté. Avant 1546, les procès sont plus rares et plus inoffensifs. Le dix-sept juillet 1542, Denys et François Hugues ont été arrêtés pour avoir par des chants ridiculisé les ministres de la foi. La même activité moqueuse conduit au tribunal le citoyen Petra, greffier de justice à Vandoeuvres, lequel chanta, à plusieurs reprises, la chanson obscène du serveur et de son amante sous les fenêtres du pasteur. Le mois suivant, c’est au tour de François Dupont, désigné coupable « Ã  cause de chansons devant sa maison de nuictz Â» au lieu de fréquenter les sermons durant la journée:

 

On chante dans les rues, dans les locaux publics et même dans les tribunaux, comme Jana, fille de Robert Bonivard. Appelée en justice pour chants obscènes, elle interprète à sa décharge une chanson profane tout à fait inoffensive :

« Jana, fillie de Robert Bonivard et Ph. Biollesian. Respondent qu’elles ne dirent point de chansons deshonnestes fors de celles de l’Evangille et ne scet dire aultre synon une chanson qu’on ditz l’autre jour quand chevauchoye. Et vont aux sermons quand elles peuvent Â».

 

On chante  aussi à la demande des enquêteurs qui invitent les accusés à entonner le Notre Père tout puissant pour vérifier s’ils fréquentent les lieux de divertissements plutôt que le temple. Mais, bien entendu, la « citoyenneté Â» continue à chanter ! On fredonne dans les tavernes, où le chant entre en contrepoint avec l’ivresse pour servir de prélude à la « paillardise Â» - l’adultère, interdit par la loi. C’est pourquoi un édit du 28 mai 1546 interdit la fréquentation des tavernes au profit des abbayes, locaux édifiants, placés sous le contrôle des autorités religieuses par l’intermédiaire d’un tenancier de confiance. Les hôtes assistent à la lecture de la bible agrémentée de chants pieux et psaumes ; l’hôte ne tolérera pas qu’on y chante d’autres chansons en dehors des « psaumes et chansons spirituelles Â» à condition toutefois qu’on les entonne de manière « conforme Â» et non « scandaleuse Â» :Les psaumes se chantent « avec intelligence Â» et compréhension rationnelle du texte conformement à l’enseignement de Calvin. Le 27 mars 1546, le consistoire convoque dame Ballon, coupable de murmurer (« barboter Â») en latin les psaumes à voix basse durant les sermons. On lui rappelle que cette pratique « tient fort de la papisterie Â».

 

Mais, sans aucune doute, le libertinage musical que les magistrats craignent d’avantage est la danse, instrument de paillardise. Jusqu’ici la peine de trois jours de prison avait été appliquée avec une certaine modération. Cependant, durant le printemps 1546, l’activité judiciaire pour crime chorégraphique rejoint des valeurs plus élevées. Le nouveau régime se heurte à la résistance de certains clans familiaux autochtones, vexés par les humiliations publiques infligées à certains patriciens réfractaires au nouveau pouvoir. Un exemple est celui de Pierre Amaux, détracteur public de Calvin, lequel en avril de la même année a été contraint de défiler en sous-vêtements dans les rues du centre de la cité, une torche à la main, demandant pardon à Dieu, à Calvin et aux magistrats, et  reniant à « haute et intelligible voix Â» toutes les thèses soutenues contre le gouvernement durant un souper, le soir du 26 janvier 1546. L’infraction au règlement contre la danse et les chants obscènes est alors le synonyme de crimes plus graves comme la sédition. L’exemple le plus célèbre est le procès intenté à vingt-six notables de la cité incriminés pour délits de chorégraphie au printemps 1546. Le 26 mars, on danse dans la demeure privée d’Antoine Lectz à Bellerive pour le mariage de sa fille, Mye, épouse de Claude Philippe, fils de Jean Philippe syndic et capitaine général condamné à mort en 1540. Les danses se poursuivent ensuite dans la demeure de Pernette Sept, mère de Jean Baptiste Sept. Les jours suivants, la magistrature procède à l’arrestation des participants. La liste des accusés mentionne vingt-six noms dont Antoine Lectz, père de la mariée, Rolette Buisson, fille de Jean Buisson et ex conseillé, Jeanne Lectz, épouse, Claude Philippe, Mye Philippe, Amblard Corne, syndic, Jeanne Franc, fille d’Amblard, Urbain Quisard, seigneur de Crantz et châtelain de Coppet, Louis Franc, Pernette Franc, Pierre et Claude Moche, le capitaine Ami Perrin et Françoise Favre sa femme, Jean Maillart et Jean Gruet - condamné à la peine capitale l’année suivante pour avoir dénigré Calvin. Le 1 avril, Calvin, indigné, écrit à Farel et à Viret que « les personnes convoquées ont nié les faits sans vergogne Â». Mais la semaine suivante, le syndic Amblard Comte confesse avoir dansé traînant en justice le reste des convives. Le 12 avril 1546 le conseil ordonne l’emprisonnement de tous ceux qui avaient dansé à Bellerive.

 

Une mesure efficace pour éliminer les danses consiste à faire taire les musiciens qui les accompagnent. Le bal de Bellerive a été mené par le musicien Ansermo Roph, appelé Tabusset, tambourin. Le procès verbal du 19 avril énumère toutes ces spécialités dans les arts du spectacle :

« Tabbusset, taborin. Lequel menne et touche de plusieurs instrument comme de la floutes traversiere, du taborin, de la floustes à neufz pertuys, de l’aubois, de la musite et aultres dont il s’ensuis de danses et aultres susperfleues inseullences. Arresté que il luy soyt defendus de non touché aulcunes danses ny basse-dances (sic) à point de instrumentz qui emeuve point de dance Â».

 

Le 9 avril 1555 c’est le chantre de la cathédrale Maistre Guillaume De la Molle qui finit au tribunal dénoncé par Maistre Abel et Estienne Du Val pour avoir porté son « vyollon Â» dans certains locaux publics afin de conduire « danses et autres mondanités Â». Il nie les danses mais il reconnaît avoir joué des « psaumes, chansons spirituelles et fantaisies Â» ainsi que de la musique pour « divertir une jeune fille malade Â». Il confesse la présence de la femme du châtelain Donzel, mais « il ne se souvient pas de la femme de Perrin Â». On lui fait de bonnes « remonstrances Â» afin qu’il évite les rechutes. Mais il comparaît à nouveau l’année suivante, accusé d’avoir mené les danses dans un mariage pour la maison Girbel. Il se justifie en disant qu’il « menoyt pseaulmes Â» et on ne dansa pas à l’exception de « certaines petites filles qui sautèrent Â» [sc. dansèrent].

« Etant donné que ce n’est pas la première fois, l’avis général c’est qu’ils finissent devant Messieurs pour y mettre bon ordre et pour trouver un remède Â».

 

Le 6 mai 1655, la peine de trois jours au pain et à l’eau est infligée à Jehan Demeribel considéré coupable d’avoir mêlé des chants spirituels à des chansons « dissolues et mondaines Â» au bain d’Ayx [Aix-les-Bains], suivant ensuite une « garce Â» à Chambery. L’hypothèse d’une contamination des  psaumes par les chansons profanes est très vraisemblable. De nombreux chants spirituels avaient un passé peu édifiant et le retour à la version initiale ne devait pas détonner. Aux yeux des autorités, une des causes de cette insalubre métamorphose est la présence des instruments.

Le 19 mars 1556, une corporation de musiciens « chanteurs Â» et autres compagnons de la cité supplient les autorités de permettre le recours au violon et « aultres intrumens Â» pour chanter les psaumes en l’honneur de Dieu. Mais la permission n’a pas été accordée, par crainte que l’on combine les psaumes avec d’autres « vanités Â».

Dans les années suivantes, il ne reste aux amateurs de la musique légère d’autre théâtre que le plein air des champs, hors des portes de la cité, là où la mélopée bucolique des travailleurs agricoles entre en contrepoint avec quelques jurons rustiques. Mais une ordonnance de police de 1577 interdit le chant aux moissonneurs :

« Genève, le 12 juillet 1577.  Etant proposé que les ouvriers moissonneurs continuent à jurer et à chanter des chansons profanes et lubriques a esté arresté de faire défenses dès aujourd'hui que nul n'ayt à ce faire à peine de 60 sols et de prison Â».

 

Entre la fin de l’année 1542 et le printemps de l’année suivante, le fléau de la peste s’est abattu sur la cité avec une violence accrue. D’un côté les infractions au « joug de l’Evangile Â», de l’autre la crainte de Dieu et de ses verges ; d’un côté la cité qui s’amuse en dansant, de l’autre la peste. Les Magistrats ordonnent qu’un ministre de la foi soit envoyé à l’hôpital des pestiférés « pour solager et consoler les povres infect de peste Â». Mais la terreur de la contagion glace même le sang des hommes de Dieu. Le procureur de l’hôpital note le refus des ministres de la foi qui préfèrent « estre aux diables Â» plutôt que de s’y rendre, et un décret du conseil exonère Calvin, irremplaçable. D’où un phénomène de panique collective qui voit l’exécution de trente-sept personnes en quatre mois.  Il est question d’un rapport causal entre peste et musique dans le procès intenté le 14 décembre 1542 à Pauloz Tarex, soupçonné de jouer aux dés, aux cartes et de chanter des chansons obscènes au lieu de prier et de remercier Dieu pour l’avoir préservé de la peste.

« Jeudi 14 décembre 1542. Pauloz Tarex. A cause d’aulcunes chansons infames chantes en sa maison, nagayre en son retour de sa maladie et danger de peste au lieu de prier. Respond, remerciant du premier la seignorie, qu’il n’a point chanté de chansons deshonnestes sinon des chansons de guerre et selon l’Evangille et d’aultres non. Et qu’il ne le vouldroy pas fere aultrement, se offrant qu’il se trouve qu’il aye joyé dempuis sa guerison ny aux dez ny aux cartes, se soubmet a la peine de fuetz, excepté du temps qu’il estoyt affligé de peste ».

 

La danse est une affaire d’Etat et le coupable est un ennemi potentiel de toute la communauté. C’est ce qui apparaît de façon explicite dans l’ordonnance de police du 5 décembre 1617 :

« A quoy mesdits seigneurs ayans voulu remedier, tant pour le devoir de leurs consciences que pour le bien de l’estat en general et des familles en particulier, ont par cy devant et à diverses fois fait publier lesdicts reglemens et ordonnances, notamment celles qui concernent les habits, les nopces, banquetz, accouchées, danses, jeus, juremens et autres semblables. Mais le torrent de la vanité et de la licence s’est desbordé si impetueusement qu’il n’a peu estre contenu par aucunes bornes, de sorte que les hommes ne pouvans l’arrester, il semble que Dieu y ayt voulu mettre la main immediatement par l’envoy de ses fleaux, desquels il nous faut confesser l’occasion devoir estre attribuée aux susdits vices et prophanitez qui neantmoins n’ont laissé de regner depuis parmy nous et seront suivis de plus grandes verges et chastimens de Dieu, si nous ne les prevenons par un amandement interieur en nos cÅ“urs et exterieur en nos mÅ“urs et conversation; auquel amandement mesdits siegneurs ont voulu de nouveau solennellement et serieusement un chacun estre exhorté par les presentes. Et d’autant que la pluspart ne s’abstiennent du mal sinon pour la crainte des loix et peine d'icelles, mesdits seigneurs ont resolu de ramener en pratique, exactement et sans aucune exception, la modestie et l’honnesteté qui sont enjoinctes par les louables ordonnances de ceste cité ».

 

Durant la réunion du Consistoire du vendredi 22 août 1544, c’est Calvin en personne qui dénonce la présence de chants obscènes dans la cité, ordonnant de les interdire au moyen des cries habituelles :

« Vendredi 22 aoust 1544. Calvin se plaint de ceux qui chantent chansons deshonnestes. Ordonné qu’on fasse cries de non chanter chansons deshonnestes ny fere des esbaux dans la ville».

 

C’est l’ingérence directe de Calvin dans le cadre judiciaire qui nous autorise à regarder l’éthique musicale du réformateur comme le ciment des dispositions légales genevoises contre la musique profane et la danse. Le point de départ de cette éthique est l’action psychique de la musique. La « volupté Â» qu’elle procure est un fait d’expérience qui présente des origines divines :

« Or entre les autres choses, qui sont propres pour recréer l'homme et luy donner volupté, la Musicque est, ou la première, ou l'une des principalles et nous faut estimer que c'est un don de Dieu député à cest usage Â».

 

Mais, comme l’âme humaine ce pouvoir est suspendu entre le ciel et la terre : il peut appartenir aussi bien à Dieu qu’à Satan, et ses vertus efficaces peuvent soit élever les cÅ“urs, soit les inonder « d’un poison mortel et satanique Â». Ce qui pose la question de liberté du jugement critique individuel et de la confiance des autorités à l’égard de son autonomie. L’existence de prescriptions légales à ce sujet constitue au fond la meilleure preuve du scepticisme des ministres de la foi à l’égard de la possibilité même d’une telle éventualité. Etant donnée la faiblesse de l’homme, naturellement « enclin à se resiouyr en vanité»,  il appartient au législateur d’imaginer une prophylaxie musicale d’Etat afin de déterminer la nature de la musique à proscrire ou à autoriser.

 

Depuis l’Antiquité, la plupart des tentatives de déterminer le pouvoir de la musique ont été le corollaire d’une théorie sur les rapports de l’âme avec le corps. La musique pénètre dans l’âme à travers ses portes et, faute d’une faculté en mesure de juger les sensations, modifie la pensée comme bon lui semble en lui communiquant sa forme.

Une métaphore saisissante compare l’âme à un « alambic Â» muni de trois filtres distribués sur trois étages: l’Intellect (mens), la raison (ratio) et la fantaisie (ou imagination) (phantasia, imaginatio). Chacun sépare à sa façon  les images des objets sensibles des scories de la matière. Conduits par les « canaux Â» du système nerveux, les esprits des cinq sens « distillent Â» les « intensions Â» des objets sensibles en les déversant dans le « sens commun comme en une cisterne qui reçoit d’un costé et d’autre». L’imagination sépare les images de leurs  véhicules sensibles, la raison pèse et discute les arguments,  l’intellect extrait les universaux.

La liberté de jugement est directement proportionnelle à l’intelligence des facultés, qui varie en fonction de la distance qui les sépare du corps. Des facultés humaines, les plus myopes sont, bien sur, les sens et l’imagination.

 

 

 

Si l’intellect « contemple le tout Â», immuable et la raison « demeine par ses discours» et « iuge de tout Â» par sa vertu discursive, l’imagination ne fait que « discerner Â». Ses opérations sont assez subtiles : elle isole les formes des objets sensibles, elle les divise, les combine et les manipule. « Protée et Caméléon Â» (Ficin), elle peut les déformer ou les mêler dans des visions arcimboldesques. Elle peint, imagine de beaux contrepoints et maîtrise tous les arts de la scène, la danse et l’art mimétique, mais sa pensée n’est pas discursive ;  sa logique est fantastique et ses concepts ne sont pas verbaux. Ses prétendus « concepts Â» sont des formes et elle ne sait penser autre chose que des images. Demandez-lui de figurer l’image de Dieu; elle forgera une idole corporelle et mensongère, riche en couleurs. Si les hommes en étaient réduits à l’imagination, ils parleraient comme les animaux, par des sons plus ou moins articulés et par des gestes. C’est pourquoi, faible en dialectique, elle n’est pas en mesure de juger ce qu’elle entend ; elle approuve sans réserve tous les modes, bons ou mauvais. C’est une courtisane facile à séduire. Et c’est elle qui séduit lorsque le musicien l’incarne dans la mélodie.

En effet la volonté qui s’en remet aveuglement aux jugements de cette faculté perd sa liberté et penche vers le corps pour se faire l’esclave des sens. Pour sauver la vertu, la scholastique imagine une instance supérieure, ratio, intellectus, qui arrache le libre arbitre à la fange du corps. Cette faculté, à laquelle les hommes doivent leur liberté, oscille entre le « sommet et l’hypoténuse de l’âme».

 

A cette hiérarchie des facultés répond une hiérarcie analogue dans le langage sonore. Le texte parle à la raison, tandis que le son parle le langage non verbal du corps. Puisque la raison est supérieure au corps, le texte est plus intelligent que son véhicule sonore, et la musique « poétique Â» « dit Â» davantage que la musique pure sans paroles. Et, bien entendu,  c’est au texte qu’il appartient de modérer cette puissance, comme, dans l’âme, la vertu intellective mesure l’affect. D’où la thèse sur la suprématie de la parole par rapport à la musique et le dédain des moralistes plus rigides à l’égard de la musique pure et de la danse.

 

La seule réserve de Calvin à l’égard de cette théorie « philosophique Â» de l’âme est que « volonté Â» et « concupiscence Â» communiquent avec « intellect Â» et « raison Â».

Mais les philosophes de l’antiquité n’ont pas connu le péché originel. Avant cette date 

« Toute les parties de l’âme estoyent reiglées à se bien renger, l’entendement estoit sain et entier, la Volonté estoit libre à eslire le bien. [ ]. Adam avoit tant en son intelligence qu’en sa volonté une parfaite droiture ; mais il a corrompu tous ses biens. Mais ceux qui font profession d’estre chrestiens , et cependant nagent entre deux eaux et bigarrent la vérité de Dieu de ce que les Philosophes ont déterminé, en sorte qu’ils cherchent encores le franc-arbitre en l’homme, estant perdu et abysmé en la mort spirituelle, ceux-là, di-ie, sont du tout insensez, et ne touchent en ciel ne terre, ce qui se verra mieux en son lieu. Â»

 

L’âme est alors « une caverne de toutes ordures et puantises Â», en proie à la discordance de toutes ses parties. Sa volonté malade tombera inévitablement sur le terrain glissant de la chair.

« Or pource que toutes les parties de nostre âme sont tellement corrompues par la perversité de nostre nature, qu’en toutes nos Å“uvres il y apparoist tousiours un désordre et une intempérance, d’autant que tous les désirs que nous concevons ne se peuvent séparer d’un tel excez, nous disons qu’à ceste cause ils sont vicieux».

 

Faute d’une limite, elle « s’enivrera Â» de plaisir.

« L’or et les richesses sont bonnes créatures de Dieu et n’est en aucun lieu défendu ou de rire ou de se rassasier… de se délecter avec instruments de musique, ou de boire du vin. Cela est bien vrai, mais quand quelqu’un est en abondance de biens il s’ensevelit en délices, il enivre son âme et son cÅ“ur aux voluptés présentes et en cherche toujours de nouvelle, il se recule bien loin de l’usage saint et légitime des dons de Dieu».

 

Ici c’est l’éthique individuelle qui est en cause et non l’organisation des sons dans la mélodie. Mais en même temps le vocabulaire de Calvin, on l’a vu, qualifie la vertu de la musique en soi. Lorsque elle est bonne, elle doit avoir « gravité, poids et majesté, modération Â» - un mot-clé sur lequel je reviendrais. C’est trop vague pour cerner le vice et personne à Genève n’a jamais été appelé en justice suite à la tonalité de son chant. C’est pourquoi on s’attaque au texte et la musique sera mauvaise en fonction de ce qu’elle dit. Car un texte obscène éveillera les signes de la débauche dans l’imagination pour donner « occasion de nous lascher la bride à dissolution Â».

« Si une fille s’accoustume à chanter de folles amours, on en fera une paillarde devant même qu’elle sache ce qu’est la paillardise».

 

Reste à savoir le pouvoir de la mélodie qui accompagne le texte. Car la tradition antique prête une valeur morale à l’harmonie seule. Calvin l’accepte sans réserves :

« Mais encore y a-t-il davantage: car à grand’ peine y a-il en ce monde chose qui puisse plus tourner ou fléchir çà et là les moeurs des hommes, comme Plato l’a prudemment considéré. Et de fait, nous expérimentons qu’elle a une vertu secrette & quasi incroyable à esmouvoir les cÅ“urs en une sorte ou en l’autre ».

 

Le verbe « fléchir Â» figure dans le De Oratore de Cicéron à propos de la vertu « flexanima Â» del’éloquence, qui fléchit la raison de l’auditoire à travers le corps. « Vertu secrette Â» est une traduction du terme technique virtus harmonica, cher à la scholastique. Il désigne la vertu efficace des sons, propre aux rythmes et aux intervalles, qui altère les manières d’être des humaines.

Comme l’âme, le psaume est alors le théâtre d’un conflit entre puissances contraires :

« Or en parlant maintenant de la Musicque ie comprens deux parties, asçavoir la lettre, ou subiect et matière. Secondement le chant, ou la mélodie ».

 

La musique sacrée se doit de les harmoniser, en subordonnant le plaisir de la mélodie au sens des mots, faute de quoi, l’âme pèche, conformément à un passage célèbre des Confessions De St Augustin (X, 33) cité par Calvin :

« Les plaisirs de l’ouïe m’avaient enveloppé et subjugué plus tenacement, mais vous m’avez délié et libéré. Je me plais maintenant encore, je l'avoue, aux chants qu'animent vos paroles […] sans toutefois me laisser lier par eux et tout en gardant la liberté de me lever quand je le veux […]. Parfois je crois leur accorder plus d’honneur que je ne devrais: je me rends compte que ces paroles saintes, accompagnées de chant, m’enflamment d’une pitié plus religieuse et plus ardente que si elles n’étaient sans cet accompagnement. C’est que toutes les émotions de notre âme ont selon leurs caractères divers, leur mode d’expression propre dans la voix et le chant, qui par je ne sais quelle mystérieuse affinité les stimule. Mais le plaisir des sens, par quoi il ne faut pas laisser énerver l’âme, me trompe souvent: la sensation ne s'en tient pas à accompagner la raison en la suivant modestement mais elle qui tient de la raison tous ses titres à être admise, cherche à la précéder et à la conduire. C'est en cela que je pèche à mon insu; j’en prends conscience après coup. D’autre fois je me défie par trop de sévérité: c’est au point qu’en ces moments je voudrais à tout prix éloigner de mes oreilles, et de celles de l’église même, la mélodie de ces suaves cantilènes qui servent d’habituel accompagnement aux psaumes de David. Alors je crois plus sûre la pratique qui fut celle d’Athanase, l’évêque d’Alexandrie. Je me souviens d’avoir souvent entendu dire qu’il les faisait réciter avec de si faibles modulations de voix que c’était plutôt une déclamation qu’un chant […]. Ainsi je flotte entre le danger du plaisir et la constatation des bons effets qu’elle opère; et, tout en me gardant d’un avis irrévocable, je penche à approuver la coutume du chant dans l’Eglise, afin que, par le charme des oreilles, l’âme encore trop faible s’élève aux sentiments de la piété. D’ailleurs, quand il m’arrive d’être plus ému du chant que des paroles chantées, j’avoue que mon pêché mérite pénitence, et alors je préférerais ne pas entendre de chants ».

Bon interprète, Calvin relie la catégorie « aureilles Â» à « â€™harmonie Â» et « esprit Â» à « sens spirituel des parolles Â»:

« mais il se faut tousiours donner garde que le aureilles ne soyent plus attentives à l’harmonie du chant, que les esprits au sens spirituel des parolles ».

Le texte répond alors à l’intellect et la mélodie aux facultés plus basses, que les hommes partagent avec les animaux. A preuve le rapport entre la musique pure et le chant des oiseaux, la dimension « animale Â» de la musique :

« Et en cela (dict Saint Augustin) gist la différence entre le chant des hommes & celui de oiseaux. Car une linote, un rossignol, un papegay chanteront bien : mais ce sera sans entendre. Or le propre don de l’homme est de chanter en sachant ce qu’il dit. Après l’intelligence doit suivre le coeur et l’affection […] Â».

Le texte parle à l’intelligence, alors que la mélodie représente la puissance irrationnelle du chant, sa composante pathétique. Et son action est identique à l’action enivrante de l’alcool :

« Il est vray que toute parole mauvaise (comme dict Saint Paul) pervertit les bonnes moeurs: mais quand la mélodie est avec, cela transperce beaucoup plus fort le coeur, & entre au dedans: tellement que comme par un entonnoir le vin est jetté dedans le vaisseau: aussi le venin & la corruption est distillée jusqu’au profond du coeur, par la mélodie Â».

Etant donnée la corruption de la nature humaine, l’abandon au plaisir de la mélodie constitue un désordre coupable, sans commune mesure avec la musique qui pouvait bercer l’âme harmonieuse du premier homme. Reste, comme remède, la grâce sanctifiante du texte révélé des psaumes, à utiliser comme frein « modérateur Â» pour tempérer la puissance émotive de la mélodie, qui enivre le fidèle de son plaisir, comme l’eau tempère la puissance calorifique du vin :

« Quand donc on usera de telle modération, il n’y a aucun doute que ce ne soit une façon tressaincte et utile; comme au contraire, les chants et mélodies qui sont composées au plaisir des aureilles seulement, comme sont tous les fringots et fredons de la Papisterie, et tout ce qu’ils appellent musique rompue et chose faite et chants à quatre parties, ne conviennent nullement à la majesté de l’Eglise et ne se peut faire qu’ils ne desplaisent grandement à Dieu».

Cette musique « déplait grandement à Dieu Â» parce qu’elle opère une sorte de « diffraction Â» de l’Idée exprimée dans le texte en quatre interprétations contradictoires. Elle brode sur les psaumes une trame contrapuntique de mélodies à la signification fantastique, qu’on ne saurait traduire verbalement. Il s’agit là d’un argument très humaniste contre la polyphonie, que pour un instant, aurait séduit aussi les cardinaux du Concile de Trente.

Il est très probable que dans l’esthétique de Calvin la polémique à l’égard de la polyphonie représente quelque chose de plus qu’un simple problème de perception. L’idée d’une fracture de l’universalité incolore dans le mouvement indéterminé de la matière est un miroir de la discorde introduite par le péché originel entre l’âme et le corps. A l’origine, l’âme humaine avait ordre, proportion et mouvement organiques réglés par des mesures parfaites. Raison et sensation formaient un unisson et l’ordre divin s’étendait aux facultés inférieures de la composition humaine, y compris le corps. Les sens d’Adam étaient bien tempérés :

« Adam […] jouissoit d’une droicture d’esprit, avoit ses affections bien reiglées, ses sens bien attrempez et tout bien ordonné en soy pour representer par tels ornamens la gloire de son créateur. Et combien que le siege souverain de ceste image de Dieu ait esté posé en l’esprit et au cÅ“ur […] il n’y a eu nulle partie, iousques au corps mesme, en laquelle il n’y eust quelque estincelle luisante Â».

Intelligence et volonté avaient une «parfaite droicture Â» et les parties organiques suivaient un penchant naturel à obéir et à conspirer dans les bien, jusqu’au moment où le péché vint pervertir l’ordre et corrompre la volonté, « garrottée sous meschantes convoitises Â».

Le mal de la musique est alors le divorce entre le cÅ“ur et l’intelligence ; entre la mélodie et le Verbe révélé. Reste la faible lumière de l’esprit que Dieu communique à l’âme humaine à travers les Ecritures, lunettes données aux hommes « pour déchiffrer les choses célestes Â», comme remède pour leur cécité.

 

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