MUSA LATINA
MUSIQUE MUSIQUE
Captivante érudition.
C’est à un plaisir complet que nous invite le nouveau disque de l’ensemble Daedalus : celui de l’esprit et des sens. Cette parution témoigne une nouvelle fois que la recherche musicologique est une source de délectation sonore, lorsqu’elle est prolongée par le talent d’interprètes chevronnés et volontaires, tels que les acolytes de Roberto Festa.
La démarche est simple, mais a priori austère : explorer l’interprétation des théories musicales de l’Antiquité par les musiciens de la Renaissance. En d’autres termes : se replacer au cœur du projet humaniste. Avec la diffusion des textes antiques et la nouvelle approche enthousiaste qui naît à l’égard du patrimoine gréco-romain, les musiciens du seizième siècle ont tenté de redonner vie aux conceptions sonores des Anciens, telles qu’ils pouvaient les deviner dans les récits mythologiques, chez les philosophes, les historiens et compilateurs, mais surtout dans la poésie. Celle-ci, par son rythme, sa prosodie, sa versification, est en effet le témoignage écrit, irréfutable presque, de la musique antique. C’est à travers la scansion du vers latin, l’alternance entre les syllabes courtes et longues, que les musiciens de la Renaissance à travers l’Europe, ont cherché à retrouver le pouvoir que les poètes prêtaient à la musique et au chant : véhicule des passions, moteur de l’âme, puissance de persuasion, invitation à la danse, incitation au recueillement ou à la fureur, pouvoir magique, divin, que le mythe d’Orphée ou la figure des Muses réunies autour d’Apollon nous ont transmis.
Les pièces rares des musiciens européens réunies ici et qui couvrent l’ensemble du seizième siècle, démontrent encore la vigueur de la conception renaissante : l’exploration du passé est un coup de fouet à la création et engendre une profusion d’œuvres novatrices. C’est à démontrer, dans le domaine musical, cette évidence maintes fois illustrée en peinture, en sculpture ou en littérature, que s’attache l’ensemble Daedalus. Et le meilleur compliment qu’on peut faire à ces musiciens d’aujourd’hui, c’est qu’ils s’inscrivent eux aussi dans cette même voie : leur perspective érudite, si elle ne révolutionne pas totalement (mais un peu tout de même!) l’interprétation du répertoire renaissant, parvient à en renouveler l’écoute.
Dès le début du récital, avec une Invocation aux Muses anonyme, la manière des violes de gambe étonne par sa profondeur magique, archaïsante au bon sens du terme, tant elle rappelle la fin du Moyen Âge et invoque une forme de continuité historique. Cette magie sonore se retrouvera tout au long du récital, aussi bien dans les flûtes, le timbre si particulier des percussions et la délicatesse du luth.
Daedalus plonge ensuite avec énergie et enthousiasme dans le répertoire de la musica more antiquo mensurata, cette musique mesurée à l’antique réinventée par les musiciens humanistes. Sur des textes tirés des Fastes d’Ovide, des Odes d’Horace, de l’Enéide et des Bucoliques de Virgile, ces pièces impressionnent par leur force, leur verdeur, ou parfois leur charme et leur recueillement. L’ensemble explore ensuite avec autant de bonheur les tentatives d’adapter la métrique antique aux langues vernaculaires, en particulier l’italien et le français, notamment dans deux pièces magnifiques de Claude Le Jeune.
Il n’y a rien à dire sur l’implication et la cohésion des vocalistes, parmi lesquels on retrouve de vieux briscards, comme Josep Cabré et Josep Benet, compagnons de route de Jordi Savall, ou le contre-ténor Pascal Bertin.
Encore un disque passionnant de la part de cet ensemble qui fête ses vingt-trois ans d’existence, mais qui montre toujours une fraîcheur renouvelée dans ses explorations et réinventions perpétuelles.
MUSE BAROQUE
Musa Latina, l’ivresse de l’antique
« Crénom » ! s’écrie le critique à l’écoute de cet enregistrement protéiforme, d’une vitalité multicolore qui dégage le parfum d’un ailleurs troublant. A partir de la trame de la célébration d’un passé antique mythique et glorieux par les artistes de la Renaissance, Roberto Festa a assemblé un périple dont le maître-mot est la surprise du dépaysement, l’insécurité musicale, la découverte ébahie du pèlerin ou du voyageur. Pour résumer en quelques mots ce que le texte accompagnatif présentera au mélomane avec plus d’érudition, cette Muse Latine est placée sous le signe de l’expérimentation des compositeurs de la fin du XVème siècle aux débuts du XVIIème siècle de recréer des œuvres respectant la scansion métrique de la poésie classique. 2 modèles se répandirent alors : le modèle germanique fondé sur l’alternance homorythmique des longues et brèves (brevis et semibrevis), et le modèle italien, plus souple, tendant vers la mode madrigalesque.
Dès le coupe de gong de l’ « Invocatio Musarum » anonyme qui ouvre cette invention de l’Antique, on se laisse porter par le frottement des cordes d’une terrestrialité lourde, l’on imagine la charrue traçant des sillons épais dans une terre sombre et opulente alors que sur ce substrat hypnotique se greffe la flûte de Margherita Degli Esposti, présente et tout aussi charnelle. Un « Tempora labuntur » de Nigrus plus tard d’une désopilante homorythmie somme toute assez monotone, on se trouve face à la paisible opulence d’Arcadelt que Daedalus rend avec le même luxe de couleurs, les instrumentistes étant parvenus à traduire de manière quasi tactile le désespoir de Didon sur les vers Virgiliens. Tout le récital baignera dans un mysticisme précieux, au charme énigmatique, où la droite sobriété des voix déclamant Horace ou Virgile est enveloppée par la prairie grasseyante des vièles et des violes (« Miserarum est », « La fiamma che m’abbruscia »), çà et là rehaussée des accents champêtres de la flûte ou du délicieux picotement des cordes pincées, scandée par les percussions d’une brusquerie mate. L’enchaînement de cette Musa Latina fait la part belle au choc des styles et des genres. Ainsi, l’on ne sera point troublé de passer des chromatismes rigoureux d’ « O sonno » de Cipriano de Rore aux joyeusetés bondissantes et populaires du « Proscimursi quid vacui sub umbra » d’Arcadelt, pour enfin se détendre au son perlé et solitaire au luth de « Mon cœur qui brusle » de Claude Le Jeune dont les compositions préfigurent l’air de cour à la Lambert dans le soin porté à la prosodie en langue vernaculaire.
Au final, la Muse Baroque ne pouvait que sourire à la Muse latine, d’autant plus que l’interprétation de Daedalus a su en extirper la complexité structurelle sans en sacrifier la poésie musicale. Pourtant, ce disque très particulier, assez peu mélodique, d’une austérité balancée par le kaléidoscope de timbres instrumentaux ne trouvera pas forcément grâce à toutes les oreilles. Et c’est bien dommage.
Viet-Linh Nguye
RES MUSICA
Musa Latina, l’ivresse de l’antique
En une seule vibration, celle d’un gong, que va venir prolonger la fusion de la vièle et des violes de gambe dans Invocatio Musarum, ce CD nous fait pénétrer au cœur d’un monde antique, où de la marche exaltée au sacrifice à la mélancolie dévorante des amours impossibles, le rythme nous entraîne dans une danse enivrante hors du temps.
En quête d’une antiquité mythique, la Renaissance vit naître des expériences musicales voulant faire percevoir toutes les vertus que l’on prêtait à la musique, redonnant au chant le sens du mot à caractère d’invocation. Plus qu’elle n’élève, la musique vous emporte alors dans un mouvement hypnotique lié à la poésie, dont on perçoit à fleur de peau, même si l’on ne comprend pas le latin ou l’italien, la puissance et le sens.
Et toute la quête humaniste du XVIe siècle nous apparait ainsi dans ce CD construit telle une équation. Il serait trop long de résumer les théories sur lesquels s’appuient le programme que vous entendrez ici, mais le très bon livret d’Alpha vous y aidera.
Ainsi encadré par deux morceaux musicaux qui l’introduisent et la concluent, la première partie de ce CD vous entraînera dans ce monde antique du sacrifice constant aux dieux. Et que vous soyez un simple berger ou une reine (Didon, au charme trouble de l’alto Pascal Bertin) ou un cerf… vous y poursuivrez sans cesse un mouvement qui semble vous conduire à un rituel pour des dieux marmoréens… La musique y est celle de percussions, d’une fusion charnelle de la vièle, des violes de gambe et des flûtes. Le feu qui nourrit les voix semble de glace, les polyphonies ne sont plus éthérées tant le mot y est perceptible par le phrasé si maîtrisés des interprètes. Et l’on se laisse entraîner au cœur de la flamme, celle qui conduit à l’acte héroïque des tragédies antiques ou à l’ivresse joyeuse des sacrifices d’Eleusis.
Progressivement les musiciens de Daedalus, sous la direction de Roberto Festa, jouent sur les textes et la musique pour nous entraîner vers la seconde partie de ce CD aux teintes plus mélancoliques des airs de Claude Lejeune. Le lirone au son perlé, la vièle et la flûte tendres s’y unissent. Ils nous y font découvrir ces paysages baroques en quête d’un monde sensuel, à la tendresse infinie de l’harmonie retrouvée de l’Astrée, reflet idéalisé d’un monde antique. La pastorale y devient la plainte de ces regrets d’amours, à la mélancolie érotique qui irradie les cœurs et les âmes (Mon cœur qui brusle ; Qu’est devenu), dans une folle passion de vivre et de mourir sur un rythme endiablé (Poscimur si quid vacui sub umbra). L’ivresse de l’antique se révèle ici sous ses multiples et fascinantes beautés que les musiciens et chanteurs sur un programme pourtant difficile nous offrent comme un don sacré.
La prise de son aux belles rondeurs, donnent aux instruments et aux voix des couleurs et un mœlleux somptueux.
Monique Parmentier (24/04/2009)
CLASSICA
La muse de la Renaissance est latine, ou grecque. Référence sacrée pour l’humaniste, qui y recherche le secret du pouvoir de la musique sur les passions humaines, via la mélodie, et le rythme de la poésie. Des divergences apparaissent entre ceux qui se réfèrent à Aristote, le texte s’adaptant aux nécessités du rythme musical, et l’école alexandrine, les métriciens, pour qui la musique doit se limiter à reproduire le mètre poétique. À cette opposition frontale se mêlent d’autres nuances : Horace ou Virgile ? Homophonie ou madrigalisme ? Et bien d’autres...
C’est le grand mérite de ce programme, assorti d’une notice passionnante, que d’aborder le répertoire par la problématique du retour à l’Antique, ou de sa réinvention, via les musiques mesurées à l’antique de Claude Le Jeune, la profession de foi métrique et horacienne d’un précurseur, Petrus Tritonius, dans ses Melopoiae, et les compositions de leurs émules européens. L’opposition systématique de deux seules figures rythmiques, la longue et la brève, contraste avec la souplesse italienne, celle d’un Arcadelt ou d’un De Rore.
Passionnant programme, qui offre en prime, grâce aux interprètes (des violes et un Pascal Bertin transcendants), des moments de pure émotion, comme le madrigal virgilien homophone d’Arcadelt sur Didon, ou de fête joyeuse aux accents terriens, avec le même Arcadelt invoquant Bacchus sur un texte... d’Horace. On croit choisir son camp, celui des Italiens... et aussitôt, la marche au désespoir de Tritonius, « Miseratum est », arrache le cœur, voix mêlées de flûte et de percussion. Et les frottements harmoniques de « Qu’est devenu » de Claude Le Jeune. On ne sait plus... mais jamais ce répertoire ne nous a semblé servi avec autant de conviction et de séduction.
CLASSIC VOICE
In epoca mitologica Prometeo ha regalato all’uomo il calore e la luce del fuoco ; in epoca storica il Rinascimento ha regalato alla cultura occidentale la luce dell’umanesimo, faro acceso su ogni oscurantismo degli anni a venire.
La musica del Rinascimento, classicista come le altre arti, sognava a occhi aperti di realizzare, fra l’altro, le aspettative semantiche, etiche e catartiche quali i testi classici latini e romani le suggerivano, tentando di replicarne ritmi, mélos, e armonia ma, in realtà , dando una visione del mondo tutta nuova. Il documentario intelligentissimo di Roberto Festa arricchisce di dettagli e varianti la conoscenza della polifonia e della monodia accompagnata cinquecentesche ispirate alle antichità latine (medesimo proposito aveva mosso, alcuni anni or sono, Paul Van Nevel – su cd Harmonia Mundi – a raccogliere polifonie di matrice franco-fiamminga ispirate a Orazio e Virgilio). Gli autori sono in parte noti (Gaffurio, Arcadelt, Le Jeune, de Rore) in parte oscuri (Franciscus Nigrus, Petrus Tritonius, Antonius Capreolus Brixien) eppure tutti partecipi di una febbre per la scoperta, per la traduzione, per l’attualizzazione dell’antico che coinvolse tutta l’Italia e, via via, i paesi limitrofi, nel rinnovamento della cultura e delle arti : un rinnovamento che voleva essere riscoperta ma che fu scoperta, come le Indie di Colombo si rivelarono essere approdo ad un Nuovo Continente anzichè scorciatoia all’antico oriente. La cura e la convinzione con cui gli esperti componenti di Daedalus eseguono ogni brano (ora mottetto, ora chanson, ora madrigale, ora frottola) è viatico perfetto a un ascolto in cui la curiosità gareggia con la fascinazione.
L'EDUCATION MUSICALE
MUSA LATINA - L’invention de l’Antique
La musique « mesurée à l’Antique » est surtout connue par ses manifestations en France (A. de Baïf, Cl. Le Jeune...), mais elle est déjà pratiquée ailleurs. En 1480, la Grammatica brevis de Fr. Niger (Venise, 1480) est un traité avec citations (d’Ovide…) et scansions marquant le début de ce mouvement. En Allemagne - à l’initiative de l’humaniste C. Celtes - P. Tritonius l’expérimente dès 1507 pour les écoles et universités. Soucieux de retourner aux sources, poètes et musiciens ont ainsi forgé un important corpus à 4 voix, note contre note, comprenant des Odes, Épigrammes... Cet excellent moyen pédagogique permet d’inculquer la scansion et la métrique, et de cultiver la mémoire par le biais du chant. L’ode d’Horace : Iam satis terris servira de prototype pour la strophe sapphique. Elle est extraite des Melopoiae… de P. Tritonius traitant les 22 genres métriques cultivés par Horace. Elle est d’abord chantée à l’unisson, puis à 4 voix ; l’ensemble est progressivement enjolivé par des cordes, flûtes et percussions permettant d’éviter la monotonie répétitive de la scansion, dans le respect de la longueur des syllabes et des pieds. Le mouvement français est représenté, entre autres, par la chanson si expressive de Claude Le Jeune : Qu’est devenu ce bel œil, avec son chromatisme de tension. Au total : 13 pièces mises en valeur prosodiquement et musicalement par l’Ensemble Daedalus qui, sous la direction de Roberto Festa, maîtrise parfaitement l’esthétique homophonique, homorythmique et homosyllabique, tout en évitant la monotonie. Excellent retour ad fontes.
LA MEDIATEQUE
La Renaissance s'est entousiasmé pour l'Antiquité, plus qu'un entousiasme, il conviendrait de parler de fascination. Dans ce contexte, la musique se voit attribuer une fonction magique, celle de susciter les affects rejoignant ainsi l'éthos des modes grecs. Le rythme, ingrédient principal de la musique est soumis aux mètres de la poésie latine, la musique est "mesurée à l'antique". Le choeur de la tragédie grecque revit dans les polyphonies respectant ce principe d'alternance de longues et de brèves. Dépassant l'imitation, les poètes-musiciens créent en latin comme en langue vernaculaire, dans le madrigal comme dans les psaumes. Cette recherche donnera naissance à un riche répertoire d'une grande subtilité. L'enregistrement de Roberto Festa et de l'ensemble Daedalus nous fait découvrir une musique vivante, passionnante par sa variété, servie par des musiciens dont le talent sert adéquatement les propos. Une découverte dont il serait bien dommage de se priver. AG
Théoricien et humaniste italien, Franciscus Niger [Negro, Pescennio Francesco] a fait ses études à Venise et Padoue. Il est connu pour ses traités de grammaire Brevis grammatica (Venise, 1480), qui contiennent 5 réalisations musicales monophoniques s'adaptant à différents mètres latins. Il est aussi l'auteur du traité Musica praxis (perdu). On peut voir en lui, un précurseur de la musique mesurée à l'antique.
Petrus Tritonius [Treybenreif, Peter] est un compositeur et humaniste autrichien. Après ses études à l'université de Vienne, il latinisa son patronyme suivant la coutume des étudiants de l'époque. A l'université d'Ingolstadt, il étudia sous la direction de l'humaniste Conradus Celtis. C'est sur son conseil que Tritonius composa ses odes horatiennes à 4 voix en style note contre note et observant strictement la métrique antique. A la fin de ses études, Tritonius s'installa dans le Tyrol comme professeur de Latin et probablement aussi de musique à l'école de la cathédrale de Brixen (aujourd'hui Bressanone) De retour à Vienne, il enseigna la musique dans le nouveau Collège de Poètes et de Mathématiciens fondé par Celtis à Université de Vienne. A la mort de Celtis en 1508, Tritonius retourna à Bozen (Bolssano) où il dirigea jusqu'en 1512 la Lateinschule. En 1513 il était à Hall (Solbad Hall, Austriche) et aux environs de 1521, à Schwaz am Inn. Les odes Horatiennes furent publiées en 1507 à Augsburg dans Melopoiae qui contenait 19 odes du poète Horace. Dans ces odes, probablement influencés par la Grammatica brevis de Franciscus Niger (Venice, 1480), Tritonius utilise les brevis et semibrevis pour correspondre aux longues et aux brèves des mètres poétiques. Le succès des odes de Tritonius est attesté par les nombreuses rééditions mais aussi par le grand nombre de mises en oeuvre calquées sur leur modèle émanant d'autres compositeurs germaniques tout au long du 16e siècle. Des parallèles stylistiques peuvent être trouvés jusque dans les chorals luthériens ainsi que dans les vers mesurés des compositeurs français du 16e siècle.