Chant d’amour, de célébrations politiques, militaires ou privée, la sérénade est un genre aux multiples facettes qui changent selon le contexte historique. La forme la plus célèbre de l’amoureux transi chantant sous les fenêtres de sa bien-aimée a ses origines dans les chants courtois des troubadours du Moyen-Age. Mais, à la fin du XVIe siècle, la sérénade est une grande cantate destinée célébrer un événement : couronnement, mariage, victoires militaires, baptêmes ou visites officielles. Elle tire son nom de l’italien sereno car elle était jouée en plein air, sous un ciel serein. Par une jolie erreur d’éthymologie est a été faussement et durablement associée à sera (le soir) devenir le plus charmant compliment d’amour musical. L’émergence du chant soliste monodique au tournant du XVIIe siècle donne naissance à l’opéra, la cantate et l’oratorio, trois grands genres qui se retrouvent tous sous une forme ou l’autre dans la sérénade. L’aspect théâtral de l’opéra y est présent, bien que la sérénade ne soit par véritablement mise en scène. Il s’agit d’un genre dramatique dans le sens aristotélicien du terme, puisque les chanteurs représentent des caractères qui communiquent directement avec le public sans narration externe ni jeu d’acteurs. Toutefois, s’il n’y avait pas à proprement parler de représentation scénique, les chanteurs apparaissaient très souvent costumés avec des décorations de théâtre à l’arrière-plan et parfois même des machineries ou des dispositifs complexes d’éclairage ou feux d’artifices. Le grand théoricien Giovanni Battista Doni définit avec justesse la sérénade comme un dialogue sans scène. C’est là une des similitudes avec l’oratorio, de même que le recours à des caractères allégoriques. Enfin la sérénade baroque peut être envisagée comme une cantate largement amplifiée dans ses dimensions, avec l’ajout de sinfonie ou intermèdes purement instrumentaux. C’est Alessandro Stradella (1639-1682) le premier qui met à contribution les ressources instrumentales, en introduisant par exemples les vents (trompettes et trombones) dans les ouvertures. En 1674, il compose Vola, vola in altri petti, une sérénade donnée en l’honneur de la reine Christine où il utilise pour la première fois l’alternance du concertino et du concerto grosso. L’année suivante, il entre au service du pape Clément X et compose une autre sérénade intitulée Il Damone sur un scénario écrit par la reine Christine. Les textes utilisés sont issus de la littérature sophistiquée des cercles musicaux romains, avec des poètes tels que Francesco Balducci, Giovanni Filippo Apolloni, Francesco Melosio ou de nobles dilettantes, telle la reine de Suède ou Giulio Rospigliosi, futur pape Clément IX. D’inspiration pétrarchiste puis mariniste, ces poèmes précieux utilisent le vocabulaire baroque par excellence des concetti, caractérisant en général un amour où l’ironie subtile se mêle aux sanglots désespérés. On cherche à créer la stupeur et l’émerveillement du public par le recours au bizarre et à l’extravagance. Du point de vue dramaturgique, les personnages sont généralement des caractères allégoriques, parfois mythologiques ou pastoraux. La mise en musique alterne récitatifs, ariosi et arias strophiques et ariosi, qui suivent la perspective narrative, dramatique ou lyrique du texte. L’oeuvre est en général structurée par des dialogues dramatiques alternant les deux à trois chanteurs en solo, duos ou trios. Les sujets sont pastoraux ou mythologiques identiques à ceux de la littérature du madrigal ou des laudes, en particulier ceux du répertoire pastoral mettant en scène un monde arcadien : Tirsi e Filli, Tirsi e Clori, Anima e Corpo, Anima e Caronte, Anima ed Amore, Adone Venere e Pastore. En l’absence de scénographie, la sérénade dépend entièrement de la caractérisation musicale et par conséquent arrive à une intensité musicale rarement atteinte par l’opéra. La sérénate présente souvent des titres ou sous-titres qui mettent en évidence son but festif et dithyrambique, tels qu’applauso per musica (applaudissement en musique), epitalamio musicale (épithalame musical) pour un mariage, festa teatrale (fête théâtrale) ou encore, comme c’est le cas pour l’oeuvre de Cazzati, Trattenimento per camera (divertissement de chambre). Des allusions à l’événement pour lequel les oeuvres ont été écrites figurent souvent dans le texte. Elles ne sont par conséquent jouées que lors d’une unique occasion. Destinées à un public invité et trié sur le volet, il s’agit d’un divertissement privé et courtois. Outre les réjouissances évoquées, elle est également donnée dans les académies ou les collèges. La musique est écrite pour les connaisseurs (cognoscenti), sans nécessité de rechercher un succès populaire. C’est en particulier le cas dans les académies, rendez-vous de l’élite intellectuelle, où les poètes improvisaient souvent des cantates ou sérénades, immédiatement mises en musique. C’est pour ce type d’assemblée que Barbara Strozzi (1619-1677) compose ses cantates ou arie. Femme remarquable, connue pour avoir été une chanteuse extrêmement virtuose, elle est aussi une des compostrices les plus prolifiques dans le domaine des arie et cantates publiées. Il s’agit là d’une particularité remarquable, puisque dans la majeure partie des cas et chez les compositeurs les plus célèbres de cantates comme Rossi ou Scarlatti, le répertoire ne survit que sous forme manuscrite. Comme son père Giulio, librettiste, poète et dramaturge, elle est membre de l’Accademia degli Unisoni, pour laquelle elle chante et suggère des sujets sur lesquels improvisent les autres membres. Les sérénades données en plein air attiraient de facto une audience de curieux non-invités, devenant par là-même à son insu, un événement public. Ainsi lit-on dans les Avvisi – soit les ‘journeaux’ de l’époque – de 1681 à Gênes : “Le soir du mardi, les dames et gentilhommes de la ville ont eu droit à un somptueux spectacle. Embarqués sur quatre navires dans le port [de Gênes] et entourés d’une myriades de petites embarcations, ils ont été conduits sur un apparat fait de barques qui formaient une haie d’honneur couverte de soie vaporeuse et richement décorée. Là ils ont été divertis par une composition de voix harmonieuses, de poésie et de musique instrumentale accompagnée des aliments les plus exquis et de toutes sortes de rafraîchissements, en guise de prélude au mariage des Seigneureries Carlo et Paula.” Il s’agit là de la description d’une sérénade composée par Stradella pour le mariage de Carlo Spignola e Paula Brignole, nobles gênois, et intitulée Inventione per un barcheggio. Dans ce cas également, Stradella a recours à la division de l’orchestre en concertino et concerto grosso. Ce drame épithalamique met en scène la néréide Amphitrite, fiancée de Neptune, qui fait une crise de jalousie lorsqu’elle comprend que les festivités sont organisées pour un autre mariage que le sien. Neptune réussit finalement à l’apaiser et la convainc de chanter les louanges des futurs mariés. De nombreuses didascalies indiquent les déplacements de certains chanteurs ou musiciens, afin de rechercher un autre couleur sonore selon les situations dramatiques évoquées par le texte. On notera en particulier l’alternance des textures dans le dernier trio Mille vezzi, mille amori. Parfois l’orchestre ponctue simplement les phrases vocales de l’aria, comme c’était traditionnellement le cas dans les premières cantates du XVIIe siècle, mais il tend à s’amplifier et à se mêler aux voix. Dans d’autres pièces, l’orchestre a son propre thème musical, différent de l’air chanté, comme c’est le cas dans l’air de Neptune Chi mi scorge ad Anfitrite, préfigurant déjà des procédés utilisés au XVIIIe siècle. Le bal des ombres de Maurizio Cazzati (1620-1677) est tiré d’un autre genre de divertissement nobiliaire, un bal masqué donné par l’aristocrate Bartolomeo Zaniboni, à qui est dédié le volume imprimé à Bologne en 1660. Le ballet comporte onze danses aux titres programmatiques : bal des dames, des chevaliers, des paysans, des Allemands, des ninfes ou des bouffons. Les différents groupes entrent dans la danse à tour de rôle, chacun vêtu d’un costume caractéristique, pour se rejoindre dans un brando final où tous les groupes de danseurs participent. Les sérénades napolitaines sont issues d’une toute autre tradition. De tout temps, le sud de l’Italie a été une terre de passage et de syncrétisme culturel. Les influences grecques côtoient Byzance, la domination arabe est suivie des invasions normandes, espagnoles et françaises. Naples en particulier a un passé autant qu’un présent multiculturel. La chanson napolitaine est une musique urbaine issue d’un curieux mélange de musique savante et des traditions folkloriques. Elle puise ses sources tant dans les traditions médiévales et renaissante – c’est le cas de la chanson de Roland de Lassus – que dans le bel canto ou les musiques folkloriques, réorganisés et constamment modifiés au goût du jour. Elle a pendant longtemps été considérée et adoptée comme genre national puisqu’elle a précédé la chanson populaire italienne qui n’apparaît que très tardivement après le Risorgimento. L’unité linguistique du pays devra attendre l’avènement de la radio et de la télévision pour parvenir à une diffusion nationale qui cimentera l’usage de l’italien dans les années 30 et 50, ainsi que l’émergence d’une culture populaire dans la langue nationale. Alors que la chanson napolitaine est déjà fermement établie et caractérisée par son dialecte chantant, une langue propre avec une longue tradition de poésie, opéra, comédie et théâtre. Elle connaît son âge d’or dans les années 1880 à 1930. C’est également l’époque où apparaissent, dans d’autres cultures, le jazz, le tango, le fado ou le flamenco. Le contexte social et musical est le même. Tous ces genres se basent sur l’importance de la performance et du geste, dans une contexte de conflits de classes, avec l’urgence d’exprimer un désir de changement. Naples est la capitale de la chanson au tournant du XXe siècle. L’industrie musicale y est florissante, tant pour les auteurs, les éditeurs que les interprètes. La chanson napolitaine est une tradition urbaine, souvement représentée par des musiciens illettrés et pauvres. De tout temps son succès à été liée au marché de la diffusion, dans un premier temps par l’imprimerie puis par la radio. Au XVIe siècle déjà, Naples avait des imprimeries musicales florissantes. L’éditeur Giovanni da Cloni publie en 1537 un recueil de Canzoni villanellesche alla napoletana. A l’époque du grand madrigal italien, la villanelle napolitaine était un genre populaire de chanson, basés sur des formes légères, homophoniques, issues de la frottola. Les grands imprimeurs napolitains comme Carlino, Sottile, Vitale et Beltrano publient des recueils de villanelle durant tout le XVIe et XVIIe siècle avant de se tourner vers l’opéra. En 1817, la maison d’édition Bideri, du baron sicilien d’origine albanaise Emanuele Bidera recrute des vendeurs de rue pour vendre les feuillets de musique napolitaine On dénombre à Naples en 1867 pas moins de 124 imprimeurs. La vogue de la musique populaire italienne au XIXe est telle que bon nombre de poètes et compositeurs considérés comme ‘sérieux’ tels que Gabriele d’Annunzio, Bellini ou Donizetti s’essaient au genre. Mais la chanson napolitaine est un genre populaire et trouve ses meilleurs interprètes dans le monde duquel elle est issu, par exemple avec Salvatore Gambardella (1873-1913), quincailler et fils de portier, il n’a aucune éducation musicale mais est doué d’une excellent oreille et compose de grands succès comme ‘O Marenariello’. L’extraordinaire comédien et dramaturge Raffaele Viviani (1888-1950), issu d’une famille sans le sou et orphelin très jeune, réussit une brillante carrière internationale sur les planches. Il est également un remarquable poète et écrit des oeuvres en dialecte napolitain qui seront mises en musique. Naples est la première ville italienne à avoir maison de disque, la Società Fonografica napoletana fondée en 1901 et qui deviendra plus tard la Phonotype. Dans les années 20, la chanson napolitaine connaît un essor national et mondial grâce à l’avènement de la radio, qui est dans un premier temps contrôlée par les fascistes. Le mouvement Balilla impose l’usage de l’italien à la place du chantant dialecte napolitain ainsi que des hymnes utilitaires et patriotiques. Mais, trop populaire pour être réduite à des stéréotypes idéologiques, la chanson napolitaine retrouve vite son indépendance. Dans les années 30 à 50 elle assimile des influences extérieures telle que le swing chez Renato Carosone par exemple. Après la guerre l’industrie de diffusion change de cible et se tourne vers les enregistrements et le cinéma et aura un énorme succès aux Etats-Unis. Un des plus grands interprètes de la chanson napolitaine est sans conteste Roberto Murolo (1912-2003), à la voix si caractéristique et délicate. Après les détours exotiques des années précédentes, il se tourne vers un style épuré, voix seule et guitare et réalise la plus grande anthologie du genre.
Christine Janneret